Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2240

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Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 278-279).
2240. — À. M. LE COMTE D’ARGEMAL.
Potsdam, le 29 mai.

Mon très-cher ange, si vous êtes à Lyon, j’irai à Lyon ; si vous êtes à Paris, j’irai à Paris ; mais quand ? je n’en sais rien. J’ai mon Siècle en tête, et c’est parce que je suis le meilleur Français du monde que je reste à Berlin et à Potsdam si longtemps, La retraite d’un archevêque dans son archevêché prouve que chacun doit être chez soi ; mais, mon ange, je commence par vous envoyer mes enfants. Rome sauvée, toute musquée, n’est-ce rien ? et puis mon Siècle, que vous aurez dans trois mois ? Cela vous amusera du moins. Cette pauvre petite Guichard valait mieux ; la mort ravit tout sans pudeur[1]. Tâchons de faire des choses qui ne meurent point. Je me flatte que ce Siècle vous plaira encore plus que les onze volumes[2] pour lesquels j’avais tant d’aversion. Si j’ai eu le malheur de vous quitter, je me console par mes efforts pour vous plaire. Le roi de Prusse vient de donner trois ou quatre spectacles dignes du dieu Mars. J’ai vu trente mille hommes qui m’ont fait trembler. De là il court au fond de ses États voir si tout va bien, et faire que tout aille mieux ; et moi, son chétif admirateur, je reste chez lui avec mon Siècle. Quelle reconnaissance dois-je lui témoigner pour toutes ses bontés ? Je ne peux faire autre chose que de les publier, je lui dois mon bonheur et mon loisir. Personne n’est logé dans son palais plus commodément que moi. Je suis servi par ses cuisiniers. J’ai une reine à droite, une reine à gauche, et je les vois très-rarement ; Louis XIV à la préférence. Point de gêne, point de devoir. Il faut que vous disiez tout cela, mon cher et respectable ami, afin que la bonne compagnie m’excuse, que les méchants soient un peu punis, et que l’on sache comment nos belles-lettres sont accueillies par un si grand monarque.

Enfin voilà donc M. de Chauvelin en passe[3] de faire tout le bien qu’il a la rage de vouloir faire : car le bien public est sa passion dominante. Il est beau pour le roi que le nom de Chauvelin ne lui ait pas nui, et que son mérite lui ait servi. Je crois que monsieur l’abbé, son frère, me garde toujours rancune ; je veux que mon Siècle me raccommode avec lui. Algarotti en est bien content ; ce serait un gran traditore, s’il me flattait ; il y aurait conscience, car je suis bien loin d’être incorrigible. Je lui dis comme Dufresny : Faites-moi bien peur ; car il faut que, dans une histoire moderne, tout soit aussi sage que vrai, et je veux forcer la France à être contente de moi.

Ma nièce est devenue bien respectable à mes yeux. Je n’avais presque songé qu’à l’aimer de tout mon cœur ; mais ce qu’elle a fait en dernier lieu me pénètre d’estime et de reconnaissance. Elle s’est conduite avec l’habileté d’un ministre et toutes les vertus de l’amitié. À quels fripons[4] j’avais affaire ! Je détesterais les hommes s’il n’y avait pas des cœurs comme le vôtre et comme le sien. Comptez que mon cœur revole vers mes amis, mais aussi soyez bien persuadé que je n’ai pas mal fait de mettre quelque temps et quelques lieues entre moi et l’Envie. Je me suis fait ancien pour qu’on me rendît un peu plus de justice. Peut-être actuellement s’apercevra-t-on de quelque petite différence entre Catilina[5] et Rome sauvée. Je ne demande pas que ma Rome soit imprimée au Louvre ; mais je me flatte qu’elle ne déplaira pas à ceux qui aiment une fidèle peinture des Romains, en vers français qui ne soient pas goths.


Virtutem incolumem odimus,
Sublatam ex oculis quœrimus, invidi.

(Hor., lib. III, od. XXIV, v. 31.)

Vous me donnez des espérances de retrouver Mme  d’Argental en bonne santé ; donnez-moi aussi celle de retrouver son amitié.

Dites-moi ce que c’est que des Mémoires[6] qui ont paru sur Mlle  de Lenclos. Je m’y intéresse en qualité de légataire. Il y a ici un ministre[7] du saint Évangile qui m’a demandé des anecdotes sur cette célèbre fille ; je lui en ai envoyé d’un peu ordurières, pour apprivoiser les huguenots.

Bonsoir ; mes tendres respects à tout ce qui vous entoure, à tout ce qui partage les agréments de votre délicieux commerce. Je vous embrasse tendrement.

  1. La Fontaine, livre VIII, fable ier.
  2. Voyez la lettre 2221.
  3. Le chevalier (depuis marquis) de Chauvelin, cousin de l’ancien garde des sceaux (exilé depuis 1737), avait été nommé commandeur de l’ordre de Saint-Louis.
  4. Voltaire fait sans doute allusion au nommé André, qu’il cite dans la lettre 2184.
  5. Tragédie de Crébillon, imprimée au Louvre.
  6. Voyez la note 2, tome XXIII, page 513.
  7. Formey ; voyez la lettre 2295, et aussi la lettre du 15 avril 1752.