Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2254

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 293-295).

2254. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
À Potsdam, le 20 juillet.

Votre souvenir et vos bontés, madame, me donnent bien des regrets. Je suis comme ces chevaliers-enchantés qu’on fait souvenir de leur patrie, dans le palais d’Alcine. Je peux vous assurer que, si tout le monde pensait comme vous à Paris, j’aurais eu bien de la peine à me laisser enlever. Mais, madame, quand on a le malheur, à Paris, d’être un homme public, dans le sens où je l’étais, savez-vous ce qu’il faut faire ? S’enfuir.

J’ai choisi heureusement une assez agréable retraite ; mon pâté d’anguilles[1] ne vaut pas assurément vos ragoûts, mais il est fort bon. La vie est ici très-douce, très-libre, et son égalité contribue à la santé. Et puis, figurez-vous combien il est plaisant d’être libre chez un roi, de penser, d’écrire, de dire tout ce qu’on veut. La gêne de l’âme m’a toujours paru un supplice. Savez-vous que vous étiez des esclaves à Sceaux et à Anet ? oui, des esclaves, en comparaison de la vraie liberté que l’on goûte à Potsdam, avec un roi qui a gagné cinq batailles ; et, par-dessus cela, on mange des fraises, des pêches, des raisins, des ananas, au mois de janvier. Pour les honneurs et les biens, ils ne sont précisément bons à rien ici ; et c’est un superflu qui n’est pas chose très-nècessaire[2].

Avec tout cela, madame, je vous regrette très-sincèrement, vous et M. le président Hénault, et M. d’Alembert, pour qui j’ai une grande inclination, et que je regarde comme un des meilleurs esprits que la France ait jamais eus. Si je ne peux pas voir M. le président Hénault, je le lis, et je crois que je sais son livre à présent mieux que lui. Il m’a bien servi pour le Siècle de Louis XIV. Il y a un ou deux endroits où je lui demande la permission de n’être pas de son avis, mais c’est avec tout le respect qu’il mérite ; c’est un petit coin de terre que je dispute à un homme qui possède cent lieues de pays.

Vous daignez me parler de Rome sauvée ! Vous me prenez par mon faible, madame. Des gens malins expliqueront ce que je vous dis là, en disant que cette pièce est mon côté faible ; mais ce n’est pas tout à fait cela que j’entends. J’y ai travaillé avec tout le soin, toute l’ardeur, et toute la patience dont je suis capable. J’aimerais bien mieux la faire lire à des personnes de votre espèce que de l’exposer au public. Il me semble qu’il y a si loin de Paris à l’ancienne Rome, et de nos jeunes gens à Caton et à Cicéron, que c’est à peu près comme si je faisais jouer Confucius.

Vous me direz que le Catilina de Crébillon a réussi ; mais l’auteur a été plus adroit que moi : il s’est bien donné de garde de l’écrire en français. À propos, madame, ne montrez point ma lettre, à moins que ce ne soit au président indulgent, et au discret d’Argental ; si j’écris en français, c’est pour vous et pour eux.

J’ai toujours compté de mois en mois venir vous faire ma cour, et mon enchantement m’a retenu ; je craindrais de ne plus retourner à Potsdam. Je reste volontiers où je me trouve à mon aise ; cependant je hasarderai cette infidélité, je ne sais pas quand ; je ne peux répondre que de mes sentiments ; la destinée se joue de tout le reste.

Nous aurons incessamment ici l’Encyclopèdie[3], et peut-être Mlle Puvigné[4]. N’a-t-elle point eu quelques dégoûts de la part de l’ancien évêque de Mirepoix ou de la Sorbonne ? On disait que cette Sorbonne voulait condamner le système de Buffon, et les saillies du président de Montesquieu. On prétend qu’ils ont mis les Etrennes de la Saint-Jean sur le bureau, et messieurs du Clergé …

Adieu, madame ; je suis si accoutumé à parler librement que je suis toujours prêt à écrire une sottise.

P. S. Vous voyez donc souvent M. l’abbé de Chauvelin ? Il me rend jaloux de mes ouvrages ; il les aime, et il ne m’aime point. Vous daignez m’écrire, il me laisse là ; il s’imagine qu’il faut rompre avec les gens, parce qu’ils sont à Potsdam ; il met sa vertu à cela. J’ai le cœur meilleur que lui. Conservez-moi vos bontés, madame, et faites-moi bien sentir combien il serait doux de passer auprès de vous les dernières années d’une vie philosophique.

  1. Le Pâté d’anguilles est le titre d’un conte de La Fontaine.
  2. Vers 22 du Mondain ; voyez tome X.
  3. Le premier volume de l’Encyclopèdie parut en 1751.
  4. Danseuse de l’Opéra. Retirée de bonne heure du théâtre avec une pension, elle se maria en province.