Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2255

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Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 295-296).

2255. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Juillet.

Je viens de lire Manlius[1]. Il y a de grandes beautés, mais elles sont plus historiques que tragiques ; et, à tout prendre, cette pièce ne me paraît que la Conjuration de Venise de l’abbé de Saint-Réal, gâtée. Je n’y ai pas trouvé, à beaucoup près, autant d’intérêt que dans l’abbé de Saint-Réal ; et en voici, je crois, les raisons :

1° La conspiration n’est ni assez terrible, ni assez grande, ni assez détaillée.

2° Manlius est d’abord le premier personnage, ensuite Servilius le devient.

3° Manlius, qui devrait être un homme d’une ambition respectable, propose à un nommé Rutile (qu’on ne connaît pas, et qui fait l’entendu sans avoir un intérêt marqué à tout cela) de recevoir Servilius dans la troupe, comme on reçoit un voleur chez les cartouchiens. Cela est intéressant dans la conspiration de Venise, et nullement vraisemblable dans celle de Manlius, qui doit être un chef impérieux et absolu.

4° La femme de Servilius devine, sans aucune raison, qu’on veut assassiner son père ; et Servilius l’avoue par une faiblesse qui n’est nullement tragique.

5° Cette faiblesse de Servilius fait toute la pièce, et éclipse absolument Manlius, qui n’agit point, et qui n’est plus là que pour être pendu.

6° Valérie, qui pourrait deviner ou ignorer le secret, qui, après l’avoir su, pourrait le garder ou le révéler, prend le parti d’aller tout dire et de faire son traité, et vient ensuite en avertir son imbécile de mari, qui ne fait plus qu’un personnage aussi insipide que Manlius.

7° Autre événement qui pourrait arriver dans la pièce, ou n’arriver pas, et qui n’est pas plus prévu, pas plus contenu dans l’exposition que les autres : le sénat manque honteusement de parole à Valérie.

8° Manlius une fois condamné, tout est fini, tout le reste n’est encore qu’un événement étranger qu’on ajoute à la pièce comme on peut.

Il me semble que, dans une tragédie, il faut que le dénoûment soit contenu dans l’exposition comme dans son germe, Rome sera-t-elle saccagée et soumise ? ne le sera-t-elle pas ? Catilina fera-t-il égorger Cicéron, ou Cicéron le fera-t-il pendre ? quel parti prendra César ? que feront Aurélie et son père, dont on prend la maison pour servir de retraite aux conjurés ? Tout cela fait l’objet de la curiosité, dès le premier acte jusqu’à la dernière scène. Tout est en action, et l’on voit de moment en moment Rome, Catilina, Cicéron, dans le plus grand danger. Le père d’Aurélie arrive, Catilina prend le parti de le tuer, parti bien plus terrible, bien plus théâtral, bien plus décisif, que l’inutile proposition que fait un coupe-jarret subalterne, comme Rutile, de tuer un sénateur romain, sur ce qu’il a paru un peu rêveur ; proposition d’ailleurs inutile à la pièce.

Je ne sais si je me trompe, mais j’ose croire que la pièce de Rome sauvée a beaucoup plus d’unité, est plus tragique, est plus frappante et plus attachante. Il me paraît plus dans la nature, et par conséquent plus intéressant, qu’Aurélie soit principalement occupée des dangers de son mari, que si elle lui disait des lieux communs pour le ramener à son devoir. Il me paraît qu’étant cause de la mort de son père, elle est un personnage assez tragique, et que sa situation dans le sénat peut faire un très-grand effet. Je m’en rapporte aux juges du comité ; mais je les supplie encore très-instamment de mettre un très-long intervalle entre Manlius et Rome sauvée ; on serait las de conjurations et de femmes de conjurés. Cet article est un point capital.

J’ajoute encore qu’un beau-fils comme Drouin ferait tomber César sur le nez ; j’aimerais mieux que La Noue jouât Cicéron ; et Grandval, César ; mais, en ce cas, il faudrait mettre La Noue trois mois au soleil, en espalier ; et s’il ne jouait pas aux répétitions avec la chaleur et la véhémence nécessaires, il faudrait retirer la pièce.

Ce considéré, messeigneurs, il vous plaise avoir égard à la requête du suppliant.

  1. Le Manlius de Lafosse, joué en 1698, avait été repris en 1751. Voyez tome XXII, page 250, ce que Voltaire en a dit en 1737.