Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2263

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Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 302-304).

2263. — À M. LE PRÉSIDENT HÉNAULT[1].
À Potsdam, le 15 août 1751.

Vraiment je reconnais toutes vos grâces françaises et toute la politesse du plus aimable homme de l’Europe, aux galanteries que vous dites à un pédant prussien dans le temps que ce pédant écrit contre vous. Le roi de Prusse vous rend hommage, et moi je vous contredis. Vous m’accablez de bontés dans votre gloire, tant vous êtes au-dessus de mes critiques !

Cependant vous vous doutez bien, monsieur, que je suis votre admirateur pour le moins autant que le roi de Prusse. Il vous lit, il vous estime comme il le doit ; mais moi, je vous lis, je vous étudie, et je vous sais par cœur. Jugez donc, s’il vous plaît, avec quel vrai respect je prends la liberté de n’être pas de votre avis sur deux ou trois bagatelles. Comme il y a grande apparence qu’on imprimera tous les ans votre livre, qui est le livre de tous les temps, ainsi que vous êtes l’homme de toutes les heures, je vous prie de mettre 8,000 hommes au lieu de 20,000 à la bataille de Narva. Rien n’est plus vrai, rien n’est plus connu. Charles XII, avec vingt mille hommes, n’aurait alors rien fait d’extraordinaire en battant quatre-vingt mille sauvages, dont la moitié était armée de bâtons ferrés. Les choses sont bien changées. Les Russes sont devenus formidables, même par la discipline.

Je vous demande encore en grâce d’adoucir, par un on dit, cette réponse étonnante de Louis XIV[2] aux très-justes remontrances du comte de Stair : car le fruit de la conversation fut de faire cesser les ouvrages de Mardick, démolis depuis dans la régence.

M. de Gourville assure que M. Fouquet sortit de prison quelque temps avant sa mort. Je me souviens de l’avoir entendu dire à feu Mme  la duchesse de Sully, sa belle-fille. C’est un bel exemple du peu de cas qu’on fait des malheureux, qu’on n’ait jamais su où est mort cet homme, qui avait été presque le maître du royaume.

Voilà mes grands griefs contre un livre où je trouve plus d’anecdotes vraiment intéressantes, plus de connaissance des lois et des mœurs, plus de profondeur, plus de raison et de finesse que dans tout ce qu’on a écrit sur l’histoire de France, et cela avec l’air de donner des dates, des noms et des colonnes.

Il est vrai, monsieur, que vous valez mieux que votre livre ; et c’est ce qui fait que je vous regrette, même dans la cour de Marc-Aurèle. Je comptais avoir le bonheur de vous revoir incessamment et de faire ma cour à Mme  du Deffant ; mais j’ai bien peur que les charmes de mon héros et quelques études où je me livre ne m’arrêtent. Plus j’avance dans la carrière de la vie, et plus je trouve le travail nécessaire. Il devient à la longue le plus grand des plaisirs, et tient lieu de toutes les illusions qu’on a perdues. Je vous en souhaite, des illusions.

Adieu, monsieur ; conservez-moi une bonté, une amitié qui est pour moi un bien très-réel. Je vous supplie d’ajouter à cette réalité celle de me conserver dans le souvenir de Mme  du Deffant. Nous n’avons pas ici grand nombre de dames ; mais mon Marc-Aurèle aurait beau rassembler les plus aimables, il n’en trouverait point comme elle. C’est ce qui fait que nous avons pris notre parti de renoncer aux femmes.

Je n’ose vous supplier de présenter mes respects à M. le comte d’Argenson : je ne suis pas homme à lui causer le moindre petit regret ; mais il m’en cause beaucoup, et il ne s’en soucie guère. Ne faites pas comme lui. Regardez-moi comme l’habitant du Nord qui vous est le plus attaché.

  1. Voltaire et Rousseau, par lord Brougham, 1815.
  2. « Monsieur l’ambassadeur, j’ai toujours été le maître chez moi, quelquefois chez les autres ; ne m’eu faites pas souvenir. »