Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2343

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 382-383).

2343. — À M. DE CIDEVILLE.
À Potsdam, le 10 mars.

Mon cher et ancien ami, ce n’est pas l’ivresse passagère du public, ce n’est pas un trépignement de pieds dans le parterre qui doit faire plaisir à un homme qui connaît son monde, et qui a vécu : c’est votre approbation, c’est votre sensibilité, c’est votre amitié qui fait mon vrai succès et mon vrai bonheur. Je laisse le public faire sa petite amende honorable, en attendant qu’il me lapide à la première occasion, et je jouis dans le fond de mon cœur de la consolation d’avoir un ami tel que vous.

Savez-vous bien ce qui me remplit de la satisfaction la plus touchante et la plus pure ? ce n’est ni César ni Cicéron, c’est Mme Denis ; c’est elle qui est une Romaine. Quelle intrépidité et quelle patience, quelle chaleur et quelle raison elle a mises dans toutes les affaires dont sa respectable amitié s’est chargée ! Ses bonnes qualités doivent lui faire dans Paris une réputation plus grande et plus durable que celle de Rome sauvée.

On se lassera bien vite d’une diable de tragédie sans amour, d’un consul en on, de conjurés en us, d’un sujet dans lequel le tendre Crébillon m’avait enlevé la fleur de la nouveauté. On peut applaudir, pendant quelques représentations, à quelques ressources de l’art, à la peine que j’ai eue de subjuguer un terrain ingrat ; mais, à la fin, il ne restera que l’aridité du sol. Comptez qu’à Paris, point d’amour, point de premières loges, et fort peu de parterre. Le sujet de Catilina me paraît fait pour être traité devant le sénat de Venise, le parlement d’Angleterre, et messieurs de l’Université. Comptez qu’on verra bientôt disparaître à la Comédie de Paris les talons rouges et les pompons. Si le procureur général et la grand’chambre ne viennent en premières loges, Cicéron aura beau crier[1] : Ô tempora ! ô mores ! on demandera Inès de Castro et Turcaret.

Mais c’est beaucoup d’avoir plu aux connaisseurs, aux gens sensés, et même aux cicéroniens. L’abbé d’Olivet me doit au moins un compliment en latin, et je n’en quitte pas monsieur le recteur des quatre facultés. Mon cher et ancien ami, il me serait bien plus doux de venir vous embrasser en français, de souper avec Mme Denis et avec vous, dans ma maison, ou du moins de vous voir souper. Je demanderai assurément permission à l’enchanteur auprès duquel je suis de venir faire un petit tour dans ma patrie. Ma santé en a grand besoin ; mon cœur, davantage.

Je prendrai le temps qu’il va voir ses armées et ses provinces, et, pendant qu’il courra nuit et jour pour rendre heureux des Allemands, je viendrai l’être auprès de vous. Buvez à ma santé, conservez-moi votre amitié, et soyez sûr que tous les rois de la terre et tous les châteaux enchantés ne me feraient pas oublier un ami tel que vous.

Votre lettre est charmante, mais je vous trouve bien modeste de dater notre amitié de trente ans ; mon cher Cideville, il y en a plus de quarante.

  1. Catilinaire première.