Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2347

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 387-388).

2347. — À MADAME LA COMTESSE D’ARGENTAL.
Potsdam, le 14 mars.

Bénie soit votre Rome, madame, qui m’a valu de vous cette lettre charmante ! Je l’aime bien mieux que toutes celles à Atticus, Mongault[1], Bouhier, et d’Olivet, qui savaient plus de latin que vous, n’écrivent pas comme vous en français. Il y a plaisir à faire des Rome quand on a de pareilles Parisiennes pour protectrices. Je compte bien venir faire, cet été, un voyage auprès de mes anges, dès que le monument de Louis XIV sera sur son piédestal. Il y a des gens qui ont voulu renverser cette statue, et je ne veux pas me trouver là, de peur qu’elle ne tombe sur moi et qu’elle ne m’écrase. Il faut servir les Français de loin et malgré eux : c’est le peuple d’Athènes. Un ostracisme volontaire est presque la seule ressource qui reste à ceux qui ont essayé, dans leur genre, de bien mériter de la patrie ; mais je défie Cimon et Miltiade d’avoir plus regretté leurs amis que moi les miens.

Je parle tous les jours de vous, madame, avec le comte Algarotti. Il fait les délices de notre retraite de Potsdam. Nous avons souvent l’honneur de souper ensemble avec un grand homme qui oublie avec nous sa grandeur et même sa gloire. Les soupers des sept sages ne valaient pas ceux que nous faisons ; il n’y a que les vôtres qui soient au-dessus.

Algarotti a fait des choses charmantes. Je ne sais rien de plus amusant et de plus instructif qu’un livre qu’il fera, je crois, imprimer à Venise sur la fin de cette année. Vous qui entendez l’ilalien, madame, vous aurez un plaisir nouveau. On ne fait pas de ces choses-là en Italie, à présent ; le génie y est tombé plus qu’en France. Si vous avez à Paris des Catilina et des Histoire des mœurs du xviiie siècle, les Italiens n’ont que des sonnets. C’est une chose assez singulière que l’abbé Metastasio soit à Vienne, M. Algarotti à Potsdam.


Permettez que César ne parle point de lui.

(Rome sauvée, acte V, scène iii.)

Mais enfin cela est plaisant. Notre vie est ici bien douce ; elle le serait encore davantage si Maupertuis avait voulu. L’envie de plaire n’entre pas dans ses mesures géométriques, et les agréments de la société ne sont pas des problèmes qu’il aime à résoudre. Heureusement le roi n’est pas géomètre, et M. Algarotti ne l’est qu’autant qu’il faut pour joindre la solidité aux grâces. Nous travaillons chacun de notre côté, nous nous rassemblons le soir. Le roi daigne d’ailleurs avoir pour ma mauvaise santé une indulgence à laquelle je crois devoir la vie. J’ai toutes les commodités dont je peux jouir dans le palais d’un grand roi, sans aucun des désagréments ni même des devoirs d’une cour. Figurez-vous la vie de château, la vie de campagne la plus libre. J’ai tout mon temps à moi, et je peux faire tant de Siècles qu’il me plaît.

C’est dans cette retraite charmante, madame, que je vous regrette tous les jours. C’est de là que je volerai pour venir vous dire que je préfère votre société aux rois, et même aux rois philosophes. Je ne dis rien aux autres anges. J’ai écrit à M. d’Argental et à M. le comte de Choiseul ; j’ai dit des injures à M. le coadjuteur de Chauvelin. Je vous supplie de permettre que M. de Pont-de-Veyle trouve ici les assurances de mon inviolable attachement. Conservez votre santé, conservez-moi vos bontés, comptez à jamais sur ma passion respectueuse.

  1. Voyez son article, tome XIV, page 106.