Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2346

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 385-387).

2346. — À M. LE MARECHAL DUC DE RICHELIEU.
À Potsdam, le 14 mars.

Mon héros, je suis fort en peine d’un gros paquet que j’eus l’honneur de vous envoyer par le courrier du cabinet, il y a environ deux mois. J’en chargeai Le Bailli, mon camarade, gentilhomme ordinaire du roi, qui a fait depuis six mois les affaires, pendant la maladie de milord Tyrconnell. Le ballot pesait environ dix livres, et contenait les volumes[1] que vous m’aviez demandés. Il y avait une grande lettre pour vous, et un paquet pour ma nièce, que je vous suppliais d’ordonner qu’il lui fût rendu. Pardon de la liberté grande[2]. Vous êtes informé sans doute, monseigneur, de la mort du comte de Tyrconnell. Il était le second gourmand de ce monde, car La Mettrie était le premier. Le médecin et le malade se sont tués, pour avoir cru que Dieu a fait l’homme pour manger et pour boire ; ils pensaient encore que Dieu l’a fait pour médire. Ces deux hommes, d’ailleurs fort différents l’un de l’autre, n’épargnaient pas leur prochain. Ils avaient les plus belles dents du monde, et s’en servaient quelquefois pour dauber les gens, et trop souvent pour se donner des indigestions. Pour moi, qui n’ai plus de dents, je ne suis ni gourmand ni médisant, et je passe une vie fort douce avec votre ancien capitaine le marquis d’Argens et Algarotti. J’espère dans quelque temps avoir assez de santé pour faire le voyage de France, et jouir du bonheur de voir mon héros.

Si vous vouliez m’envoyer un petit précis, en deux pages[3] de ce que vous avez fait à Gênes de plus digne d’orner une histoire[4], vous me feriez grand plaisir ; mais vous vous en garderez bien : vous n’en aurez ni le temps ni la volonté. Donnez-moi seulement un petit combat contre M. Brown. Je n’exige pas de grands détails, les détails ennuient ; il ne faut rien que d’intéressant et de piquant. Je dis hardiment qu’on vous doit en très-grande partie le gain de la bataille de Fontenoy, et j’observe une chose singulière, c’est que Fontenoy et Mesle, qui ont valu la conquête de la Flandre, sont entièrement l’ouvrage des officiers français, sans que le général y ait eu part. Je ne prétends pas assurément diminuer la gloire du maréchal de Saxe, mais il me semble qu’il devait faire un peu plus de cas de la nation. Vous voyez que je suis toujours bon citoyen. On m’a ôté la place d’historiographe de France, mais on devrait me donner celle de trompette des rois de France. J’ai sonné pour Henri IV, pour Louis XIV, et pour Louis XV, à perdre les poumons. Si vous avez du crédit, vous devriez bien m’obtenir cette place de trompette ; mais franchement j’aimerais mieux quelque petite anecdote de Gênes qui m’aidât à vous mettre dans votre cadre. Vous savez que ma folie est de chanter les grands hommes. J’en vois un ici tous les jours, mais celui-là va sur mes brisées. Il se mêle d être Achille et Homère, et encore Thucydide. Il fait mon métier mieux que moi. Que ne se contente-t-il du sien ? Si les héros se mettent à bien écrire, que restera-t-il aux pauvres diables d’auteurs ? Vous êtes plus aimable que le cardinal de Richelieu, et vous avez par-dessus lui de n’être point auteur. Vous feriez pourtant de bien jolis mémoires si vous vouliez, et cela vaudrait mieux que les œuvres théologiques de votre terrible oncle.

Pour Dieu, monseigneur, songez à vous faire rendre votre paquet, Bussy doit en avoir été chargé.

Je me flatte que M. le duc de Fronsac et Mlle  de Richelieu soit deux charmantes créatures. Je voudrais bien vous faire ma cour, et les voir auprès de vous.

  1. Voyez la lettre 2324.
  2. Mémoires de Grammont, chap. iii ou ix.
  3. Richelieu en envoya trente-deux à Voltaire. (Cl.)
  4. Voltaire songeait à terminer l’Histoire de la guerre de 1741.