Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2349

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 390-391).

2349. — À MADAME DENIS.
Le 16 mars au soir.

Nous saurons, dans la vallée de Josaphat, pourquoi j’ai reçu si tard votre lettre du 25 février, par laquelle vous m’apprenez que Rome sauvée n’est pas perdue. Les bonnes nouvelles sont toujours retardées, et les mauvaises ont des ailes. Soyez bénie d’avoir gagné cette bataille, malgré les officiers de nos troupes qui ne se sont pas, dit-on, trop bien comportés. Est-il vrai que Cicéron avait une extinction de voix, et que le sénat était fort gauche ? Toutes les lettres confirment que César a joué parfaitement, et qu’il y a eu de l’enthousiasme dans le parterre.

Savez-vous quel est mon avis ? C’est de nous retirer sur notre gain. Une pièce si romaine et si peu parisienne ne peut longtemps attirer la foule. Les scènes fortes et vigoureuses, les sentiments de grandeur et de générosité ravissent d’abord ; mais l’admiration s’épuise bien vite. On n’aime que les portraits où l’on se retrouve.

Les dames des premières loges se retrouveront-elles dans le sénat romain ? On ne joue plus le Sertorius de Pierre Corneille, et on donne souvent le très-plat Comte d’Essex de son frère Thomas. Les gens instruits peuvent me savoir gré d’avoir lutté contre les difficultés d’un sujet si ingrat et si impraticable ; mais je suis toujours très-persuadé que les loges se lasseront de voir des héros en us, des Lentulus, des Céthégus, des Clodius. Ils sont bien heureux de n’avoir pas été renvoyés au collège.

Je demande très-instamment à notre petit conseil de ne point donner la pièce après Pâques. Si on l’imprime, je dois absolument la dédier à Mme  du Maine : c’est une dette d’honneur ; je lui en ai fait mon billet. Elle exigea de moi, quand je partis pour Berlin, de lui signer une promesse[1] en bonne forme. On n’a jamais fait une dédicace comme on acquitte une lettre de change. Vous m’avouerez que je suis fait pour les choses singulières.

Adieu ; je vous embrasse, je vous remercie ; je vais répondre à tous nos amis. Darget n’est point encore parti, mais il part.

  1. Voyez la lettre 2038.