Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2373

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 420-422).

2373. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Potsdam, le 3 mai.

Mon cher et respectable ami, il faut que je passe mon temps à corriger mes ouvrages et moi, et que je prévienne les années de décadence où l’on ne fait plus que languir avec tous ses défauts. Les Céthégus et les Lentulus sont des comparses qui m’ont toujours déplu, et j’ai bien de la peine avec le reste ; j’en ai avec Adélaïde, avec Zulime, et surtout avec Louis XIV. Je quête des critiques dans toute l’Europe. Je vous assure que j’ai déjà une bonne provision de faits singuliers et intéressants ; mais j’attends mes plus grands secours de M. le maréchal de Noailles. Je vous prie d’engager M. de Foncemagne à accélérer les bontés que M. de Noailles m’a promises[1] ; mais je voudrais que M. de Foncemagne ne s’en tînt pas là ; je voudrais qu’il voulût bien employer quelques heures de son loisir à perfectionner ce Siècle de Louis XIV, ce siècle de la vraie littérature, qui doit lui être plus cher qu’à un autre. Quelques observations de sa part me feraient grand bien. Je les mérite par mon estime pour lui, et par mon amour pour la vérité. Je prépare une nouvelle édition ; mais j’ai bien peur que ma nièce n’ait point encore envoyé à M. le maréchal de Noailles l’exemplaire sur lequel il devait avoir la bonté de faire des remarques. Si malheureusement Mme Denis n’avait plus d’exemplaires, je vous supplie de lui prêter le vôtre pour cette bonne œuvre ; je vous payerai avec usure. Mais je vous ai, je crois, déjà mandé que j’avais supplié M. de Malesherbes de ne laisser entrer en France aucun ballot de la première édition, et d’empêcher qu’on en fît une nouvelle sur un modèle si vicieux. Je vous le dis encore, mon cher ange, ce n’est là qu’un essai informe, et je ne ferai certainement mon voyage de Paris que quand je serai parvenu à donner un ouvrage plus digne du monarque et de la nation qui en sont l’objet. Si on avait laissé à M. le maréchal de Noailles son exemplaire, que M. de Richelieu a repris, si on n’avait pas préféré le vain plaisir d’avoir un livre rare à celui de procurer les instructions nécessaires pour rendre ce livre meilleur, la meilleure édition serait déjà bien avancée. Il faudrait que tout bon Français contribuât à la perfection d’un tel ouvrage.

Vous me parlez, mon cher ange, de cette Histoire générale[2], on m’a volé la partie historique de tout le xvie siècle et du commencement du xviie avec l’histoire entière des arts. Je m’étais donné la peine de traduire des morceaux de Pétrarque et du Dante, et jusqu’à des poètes arabes que je n’entends point ; toutes mes peines ont été perdues. Le Siècle de Louis XIV devait se renouer à cette Histoire générale ; c’est une perte que je ne réparerai jamais. Il y a grande apparence que ce malheureux valet de chambre[3] qu’on séduisit pour avoir tous mes manuscrits, avait aussi volé celui que je regrette, et qu’il le brûla quand ma nièce eut la bonté d’exiger de lui le sacrifice de tout ce qu’il avait copié. En un mot, le manuscrit est perdu. Je voudrais qu’on eût perdu de même bien des choses dont on a grossi le recueil de mes œuvres ; mais c’est encore un mal sans remède.

Je me flatte que la pièce[4] que Mme Denis va donner ne sera point un mal, que ce sera au contraire un bien qu’elle mettra dans la famille pour réparer les prodigalités de son oncle. Je me souviens d’avoir vu dans cette pièce des scènes très-jolies ; je ne doute pas qu’elle n’ait conduit cet ouvrage à sa perfection. Je ne lui voudrais pas de ces succès passagers dont on doit une partie à l’indulgence de la nation. Je ne sais si je me trompe, mais il semble qu’il y avait dans cette comédie telle scène qui valait mieux que toute la pièce de Cénic[5]. Ces scènes ne suffisent pas, sans doute. Elle aura travaillé le tout avec soin ; elle a acquis tous les jours plus de connaissance du théâtre ; et ses amis, à la tête desquels vous êtes, ne lui laisseront pas hasarder une pièce dont le succès soit douteux. Il y a une certaine dignité attachée à l’état de femme, qu’il ne faut pas avilir. Une femme d’esprit, dont on ambitionne les suffrages, joue un beau rôle ; elle es bien dégradée quand elle se fait auteur comique et qu’elle ne réussit pas. Un grand succès me comblerait de la plus grande joie : il me ferait cent fois plus de plaisir que celui de Mérope. Un succès ordinaire me consolerait, un mauvais me mettrait au désespoir.

Nous parlerons une autrefois de Rome sauvée, d’Adélaïde, de Zulime ; c’est à présent la Coquette punie qui va me donner des battements de cœur. Que faites-vous cet été, mes chers anges ? j’ai peur qu’il n’y ait quelque voyage de Lyon, Je voudrais que vous vous bornassiez à celui du bois de Boulogne, et y causer avec vous ; mais il faut la permission de Louis XIV. J’ai deux grands rois qui me retiennent ; je ne peux à présent abandonner ni l’un ni l’autre. Je sens quel crime je commets contre l’amitié, en vous préférant deux rois ; mais quand on s’est imposé des devoirs, on est forcé de les remplir. J’espère vous embrasser avant la fin de l’année, et je vous aimerai bien tendrement toute ma vie. Mes respects à tous les anges.

  1. C’étaient les deux morceaux mentionnés dans le dernier alinéa de la lettre 2367.
  2. La première partie se composait de l’Essai sur les Révolutions du monde, ouvrage connu maintenant sous le titre d’Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations.
  3. Longchamp, qui avait rempli aussi les fonctions de secrétaire ou copiste ; voyez ses Mémoires sur Voltaire, etc., 1826, deux vol. in-8°.
  4. La Coquette punie.
  5. Comédie de Mme de Graffigny, 1750.