Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2377

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 425-426).
2377. — À MADAME DENIS.
Potsdam, le 22 mai.

Je vous écris par le jeune Beausobre, ma chère enfant, comme on écrit d’Amérique quand il part des vaisseaux pour l’Europe. Logez-le chez moi le mieux que vous pourrez. Je vous réponds que je ne pourrai, ou je viendrai cette année de mon voyage de long cours.

J’ai enfin permis aux éditeurs de mes Œuvres, bonnes ou mauvaises, d’imprimer, au-devant de leur recueil, cette Lettre[1] où je ne réponds (comme je le dois) qu’en me moquant de toute cette canaille des greniers de la littérature. On ne peut guère fermer la gueule à ces roquets-là, parce qu’ils jappent pour gagner un écu. Ils ont plus aboyé contre Louis XIV que contre son historien. Il faut les laisser faire. Les poètes et les écrivains du quatrième étage se vengent de leur misère et de leur honte en clabaudant contre ceux qu’ils croient heureux et célèbres. Quand je ferais afficher que je ne suis point heureux, cela ne les apaiserait pas encore.

Depuis l’abbé Desfontaines, à qui je sauvai la vie, jusqu’à des gredins à qui j’ai fait l’aumône, tous ont écrit contre moi des volumes d’injures ; ils ont imprimé ma Vie ; elle ressemble aux Amours du révérend Père de La Chaise[2], confesseur de Louis XIV. Ces beaux libelles sont vendus aux foires d’Allemagne, et les beaux esprits du Nord en ornent leurs bibliothèques. La calomnie passe les monts et les mers. Le même jésuite contre lequel les jansénistes auront écrit sur la grâce et sur les lettres de cachet trouve à Pékin et à Macao des dominicains qu’il faut combattre. Qui plume a, guerre a. Ce monde est un vaste temple dédié à la Discorde.

Notre Académie de Berlin est une chapelle tout à fait sous la protection de cette divinité. Maupertuis vient d’y faire un petit coup de tyrannie qui n’est pas d’un philosophe. Il a fait, de son autorité privée, déclarer faussaire, dans une assemblée de l’Académie, un de ses membres, nommé Kœnig, grand géomètre, bibliothécaire de Mme  la princesse d’Orange, et professeur en droit public à la Haye. Ce Kœnig est un homme de mérite, un brave Suisse, qui est très-incapable d’être faussaire. J’ai vécu pendant près de deux ans avec lui, chez feu Mme  la marquise du Châtelet, qu’il initia aux mystères de la secte leibnitzienne. Il ne sera pas homme à souffrir un pareil affront.

Je ne suis pas encore bien informé des détails de ce commencement de guerre. Je ne sors point de Potsdam, Maupertuis est à Berlin, malade, pour avoir bu un peu trop d’eau-de-vie, que les gens de son pays ne haïssent pas. Il me porte cependant tous les coups fourrés qu’il peut, et j’ai peur qu’il ne me fasse plus de tort qu’à Kœnig. Un faux rapport, un mot jeté à propos, qui circule, qui va à l’oreille du roi, et qui reste dans son cœur, est une arme contre laquelle il n’y a souvent point de bouclier. D’Argens n’avait pas si mal fait d’aller au bord de la Méditerranée ; je ferai encore bien mieux d’aller au bord de la Seine.

  1. Voyez, à sa date, un fragment de cette lettre, du 15 avril 1752, sous le n° 2365. Ce morceau est en effet après la Préface, dans le tome Ier de l’édition de 1752 en sept volumes in-12.
  2. Formant le second volume de l’Histoire du Père La Chaise, 1696, deux volumes, in-12.