Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2385

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 434-439).

2385. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Potsdam, le 10 juin.

Mon héros, vos bontés m’ont fait éprouver une espèce de plaisir que je n’avais pas goûté depuis longtemps. En lisant votre belle lettre de trente-deux pages[1], j’ai cru vous entendre, j’ai cru vous voir ; je me suis imaginé être à votre chocolat, au milieu de vos pagodes, et goûter le plaisir délicieux de votre entretien. Je vous remercie tendrement de tous les éclaircissements que vous voulez bien me donner : ce sont presque les seuls qui me manquaient.

Vous savez que j’avais passé près d’un an à faire des extraits des lettres de tous les généraux et de beaucoup de ministres ; je doute qu’il y ait à présent un homme dans l’Europe aussi bien au fait que moi de l’histoire de la dernière guerre. C’est là qu’il est permis d’entrer dans les détails, parce qu’il s’agit d’une histoire particulière ; mais ces détails demandent un très-grand art. Il est difficile de conserver un événement particulier dans la foule de toutes ces révolutions qui bouleversent la terre. Tant de projets, tant de ligues, tant de guerres, tant de batailles se succèdent les unes aux autres, qu’au bout d’un siècle, ce qui paraissait dans son temps si grand, si important, si unique, fait place à des événements nouveaux qui occupent les hommes, et qui laissent les précédents dans l’oubli. Tout s’engloutit dans cette immensité ; tout devient enfin un point sur la carte, et les opérations de la guerre causent à la longue autant d’ennui qu’elles ont donné d’inquiétude quand la destinée d’un État dépendait d’elles.

Si je croyais pouvoir jeter quelque intérêt sur cet amas et sur cette complication de faits, je me vanterais d’être venu à bout du plus difficile de mes ouvrages ; mais ce qui me rend cette tâche plus agréable et plus aisée, c’est le plaisir de parler souvent de vous. Mon monument de papier ne vaudra pas le monument de marbre[2] que vous savez. Nous verrons cependant qui vous aura fait plus ressemblant du sculpteur ou de moi. Si M. le maréchal de Noailles était aussi complaisant et aussi laborieux que vous, s’il daignait achever ce qu’il entreprend d’abord avec vivacité, le Siècle de Louis XIV en vaudrait mieux.

Je ne sais si vous savez que ce Siècle était une suite d’une Histoire générale que j’ai composée depuis Charlemagne jusqu’à nos jours. On m’a volé une partie de cet ouvrage, et tout ce qui regardait les arts. Louis XIV m’est resté ; mais une première édition n’est qu’un essai. Quoiqu’il y ait dix fois plus de choses utiles et intéressantes dans ces deux petits volumes que dans toutes les histoires immenses et ennuyeuses de Louis XIV, cependant je sais bien qu’il manque beaucoup de traits à ce tableau. J’ai fait des péchés d’omission et de commission[3]. Plusieurs personnes instruites ont bien voulu me communiquer des lumières ; j’en profite tous les jours. Voilà pourquoi je n’ai point voulu que l’édition faite à Berlin, ni celles qu’on a faites sur-le-champ, en conformité, en Hollande et à Londres, entrassent dans Paris. Je suis dans la nécessité d’en faire une nouvelle que mon libraire de Leipsick a déjà commencée. Si M. le maréchal de Noailles n’a pas la bonté de faire un petit effort, cette édition sera encore imparfaite.

Je n’ose vous proposer, monseigneur, de vous enfermer une heure ou deux pour m’instruire des choses dont vous pourriez vous souvenir ; vous rendriez service à la patrie et à la vérité. Ce motif sera plus puissant que mes prières. Je ferais sur-le-champ usage de vos remarques. Ma nièce doit avoir à présent deux exemplaires chargés de corrections à la main : je voudrais que vous eussiez le temps et la bonté d’en examiner un. Votre lettre de trente-deux pages me fait voir de quoi vous êtes capable, et m’enhardit auprès de vous. Il me semble que ce serait employer dignement une heure de loisir où vous êtes. S’il y avait quelque guerre, je ne vous ferais pas de pareilles propositions ; je me flatte bien qu’alors vous n’auriez pas de loisir, et que vous commanderiez nos armées.

Dans ce siècle, que j’ai tâché de peindre, c’était un Français[4], dont vous fûtes l’élève, qui fit heureusement la guerre et la paix. Je suis très-persuadé qu’avec vous la France n’a pas besoin d’étrangers pour faire l’une et l’autre. Qui donc a, dans un plus haut degré que vous, le talent de décider à propos, et de faire des manœuvres hardies, talent qui a fait la gloire du prince Eugène, que vous avez tant connu ? qui ferait la guerre avec plus de vivacité, et la paix avec plus de hauteur ? quel officier, en France, a plus d’expérience que vous ? et l’esprit, s’il vous plaît, ne sert-il à rien ? Mais il n’y a guère d’apparence que vos talents soient sitôt mis en œuvre : l’Europe est trop armée pour faire la guerre. S’il arrive pourtant que le diable brouille les cartes, et que le bon génie de la France conduise nos affaires par vous, il n’y a pas d’apparence que je sois alors votre historien. Je suis dans un état à ne devoir pas compter sur la vie. Vous serez peut-être surpris que, dans cet état, je fasse des Siècle, et des Histoire de la guerre de 1741, et des Rome sauvée, et autres bagatelles, et même, par-ci par-là, quelques chants de la Pucelle ; mais c’est que j’ai tout mon temps à moi ; c’est que, dans une cour, je n’ai pas la moindre cour à faire ; et, auprès d’un roi, pas le moindre devoir à remplir. Je vis à Potsdam comme vous m’avez vu vivre à Cirey, à cela près que je n’ai point charge d’âmes dans mon bénéfice. La vie de chateau est celle qui convient le mieux à un malade et à un griffonneur. Il y a bien loin de ma tranquille cellule du château de Potsdam au voyage de Naples et de Rome ; cependant, s’il est vrai que vous vous donniez ce petit plaisir, je vous jure que je viendrai vous trouver.

Il est vrai que mon extrême curiosité, que je n’ai jamais satisfaite sur l’Italie, et ma santé, me font continuellement penser à ce voyage, qui serait d’ailleurs très-court ; mais je vous jure, monseigneur, que j’ai beaucoup plus d’envie de vous faire ma cour que de voir la ville souterraine. Je me suis cru quelquefois sur le point de mourir ; mon plus grand regret était de n’avoir point eu la consolation de vous revoir. Il me semble qu’après trente-cinq ans d’attachement je ne devais pas être réservé à mourir si loin de vous. La destinée en a ordonné autrement. Nous sommes des ballons que la main du sort pousse aveuglément et d’une manière irrésistible. Nous faisons deux ou trois bonds, les uns sur du marbre, les autres sur du fumier, et puis nous sommes anéantis pour jamais. Tout bien calculé, voilà notre lot. La consolation qui resterait à un certain âge, ce serait de faire encore un bond auprès des gens à qui on a donné dès longtemps son cœur. Mais sais-je ce que je ferai demain ? Occupons comme nous pourrons, de quart d’heure en quart d’heure, la vanité de notre vie. S’il est permis d’espérer quelque chose à un homme dont la machine se détruit tous les jours, j’espère venir vous voir, cette année, avant que l’exercice de votre charge[5] vous dérobe à mes empressements, et vous fasse perdre un temps précieux.

Nous attendons ici le chevalier de La Touche[6] ; je le verrai avec plaisir, mais je le verrai peu. Le goût de la retraite me domine actuellement. J’aime Potsdam quand le roi y est, j’aime Potsdam quand il n’y est pas. Je trompe mes maladies par un travail assidu et agréable. J’ai deux gens de lettres[7] auprès de moi qui sont mes lecteurs, mes copistes, et qui m’amusent, entièrement libre auprès d’un roi qui pense en tout comme moi. Algarotti et d’Argens viennent me voir tous les jours au château où je suis logé ; nous vivons tous trois en frères, comme de bons moines dans un couvent.

Pardonnez à mon tendre attachement si je vous rends ce compte exact de ma vie : elle devait vous être consacrée ; souffrez au moins que je vous en soumette le tableau. Mon âme, toujours dépendante de la vôtre, vous devait ce compte de l’usage que je fais de mon existence. Vous ne m’avez point parlé de M. le duc de Fronsac ni de Mlle  de Richelieu ; je souhaite cependant que vous soyez un aussi heureux père que vous êtes un homme considérable par vous-même. Le bonheur domestique est, à la longue, le plus solide et le plus doux. Adieu, monseigneur ; je fais mille vœux pour que vous soyez heureux longtemps, et que je puisse en être témoin quelques moments.

Si mon camarade Le Bailli, chargé des affaires depuis la mort du caustique et ignorant Tyrconnell, m’avait averti, en me faisant tenir votre paquet, du temps où le courrier qui l’a apporté partirait, je ferais un paquet un peu plus gros, mais vous ne le recevriez qu’au bout de six semaines, parce que ce courrier va à Hambourg, et y attend longtemps les dépêches du Nord. J’ai mieux aimé me livrer au plaisir de vous écrire et de vous faire parvenir au plus tôt les tendres assurances de mon respectueux attachement, que de vous envoyer des livres que d’ailleurs vous recevriez beaucoup plus tard que ceux qui doivent être incessamment entre les mains de ma nièce pour vous être rendus.

On dit qu’une dame un peu plus belle que ma nièce a fait une comédie ; je ne crois pas que ce soit pour la faire jouer dans la rue Dauphine. Or, si une dame jeune et fraîche se contente de jouer ses pièces en société, pourquoi ma nièce, qui n’est ni fraîche ni jeune[8] veut-elle absolument se commettre avec les comédiens et le parterre, gens très-dangereux ? Un grand succès me ferait assurément beaucoup de plaisir, mais une chute me mettrait au désespoir. J’ai couru cette épineuse carrière, je ne la conseille à personne.

Je m’aperçois que j’ai encore beaucoup bavardé, après avoir cru finir ma lettre. Pardonnez cette prolixité à un homme qui compte parmi les douceurs les plus flatteuses de sa vie celle de s’entretenir avec vous et de vous ouvrir son cœur. Adieu, encore une fois, mon héros ; adieu, homme respectable, qui soutenez l’honneur de la patrie. Il me semble que je vous serais attaché par vanité, si je ne vous l’étais pas par le goût le plus vif. Conservez-moi des bontés que je préfère à tout.

  1. Voltaire avait demandé deux pages ; voyez le deuxième alinéa de la lettre 2346.
  2. La statue du maréchal, placée dans le palais du sénat de Gênes.
  3. Voyez une note de la lettre 2360.
  4. Le maréchal de Villars, dont Richelieu avait été un des aides de camp, à Denain, le 24 juillet 1712.
  5. Richelieu, comme l’un des quatre premiers gentilshommes de la chambre, devait être de service, ou d’année, en 1753.
  6. Envoyé du roi de France à Berlin.
  7. Colini et le jeune Francheville, fils du conseiller aulique.
  8. Elle avait quarante-deux ans ; voyez ma note 2, tome XXXIV, page 211.