Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2398

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 451-453).

2398. — À MADAME DENIS.
À Potsdam, le 24 juillet.

Vous avez la plus grande raison, vous et vos amis, de presser mon retour ; mais vous ne m’en avez pas toujours pressé par des courriers extraordinaires, et ce qu’on mande par la poste est bientôt su[1]. Quand il n’y aurait que ce malheur-là dans l’absence (et il y en a tant d’autres !), il faudrait ne jamais quitter sa famille et ses amis. L’établissement des postes est une belle chose, mais c’est pour les lettres de change. Le cœur n’y trouve pas son compte ; il n’est plus permis de l’ouvrir dès qu’on est éloigné.

La plus grande des consolations est interdite ; je ne vous écris plus, ma chère enfant, que par des voies sures, qui sont rares. Voici mon état : Maupertuis a fait discrètement courir le bruit que je trouvais les ouvrages du roi fort mauvais ; il m’accuse de conspirer contre une puissance dangereuse, qui est l’amour-propre ; il débite sourdement que le roi m’ayant envoyé de ses vers à corriger, j’avais répondu : « Ne se lassera-t-il point de m’envoyer son linge sale à blanchir ? » Il tient cet étrange discours à l’oreille de dix ou douze personnes, en leur recommandant bien à toutes le secret. Enfin je crois m’apercevoir que le roi a été à la fin dans la confidence. Je ne fais que m’en douter ; je ne peux m’éclaircir. Ce n’est pas là une situation bien agréable ; mais ce n’est pas tout.

Il arriva ici, sur la fin de l’année passée, un jeune homme nommé La Beaumelle, qui est, je crois, de Genève[2], et qui est renvoyé de Copenhague, où il était moitié prédicateur, moitié bel esprit. Il est auteur d’un livre intitulé Mes Pensées, livre où il dit librement son avis sur toutes les puissances de l’Europe. Maupertuis, avec sa bonté ordinaire, et sans y entendre malice, alla persuader à ce jeune homme que j’avais dit au roi du mal de son livre et de sa personne, et que je l’avais empêché d’entrer au service de Sa Majesté. Aussitôt ce La Beaumelle, pour réparer le tort prétendu que j’ai fait à sa fortune, a préparé des notes scandaleuses pour le Siècle de Louis XIV, qu’il va faire imprimer je ne sais où. Ceux qui ont vu ces belles notes disent qu’il y a autant de sottises que de mots.

Quant à la querelle de Maupertuis et de Kœnig, en voici le sujet :

Ce Kœnig est amoureux d’un problème de géométrie, comme les anciens paladins de leurs dames. Il fit, l’année passée, le voyage de la Haye à Berlin, uniquement pour aller conférer avec Maupertuis sur une formule d’algèbre, et sur une loi de la nature dont vous ne vous souciez guère. Il lui montra deux lettres d’un vieux philosophe du siècle passé, nommé Leibnitz, dont vous ne vous souciez pas davantage, et lui fit voir que Leibnitz avait parlé de la même loi, et combattait son sentiment. Maupertuis, qui est plus occupé de ce qu’il croit intrigues de cour que de vérités géométriques, ne lut pas seulement les lettres de Leibnitz.

Le professeur de la Haye lui demanda la permission d’exposer son opinion dans les journaux de Leipsick ; et, avec cette permission, il réfuta, le plus poliment du monde, dans ces journaux, l’opinion de Maupertuis, et s’appuya de l’autorité de Leibnitz, dont il fit imprimer les fragments qui avaient rapport à cette dispute. Voici ce qui est étrange :

Maupertuis, ayant parcouru et mal lu ce journal de Leipsick et ces fragments de Leibnitz, alla se mettre dans la tête que Leibnitz était de son opinion, et que Kœnig avait forgé ces lettres pour lui ravir, à lui Maupertuis, la gloire d’avoir inventé une bévue. Sur ce beau fondement il fait assembler les académiciens pensionnaires dont il distribue les gages ; il accuse formellement Kœnig d’être un faussaire, et fait passer un jugement contre lui, sans que personne opine, et malgré les oppositions du seul géomètre qui fût à cette assemblée.

Il fit encore mieux : il ne se trouva pas au jugement ; mais il écrivit une lettre à l’Académie pour demander la grâce du coupable, qui était à la Haye, et qui, ne pouvant être pendu à Berlin, fut seulement déclaré faussaire et fripon géomètre, avec toute la modération imaginable.

Ce beau jugement est imprimé. Voici maintenant le comble : notre modéré président écrit deux lettres à Mme la princesse d’Orange, dont Kœnig est le bibliothécaire, pour la prier de lui imposer silence, et pour ravir à son ennemi, condamné et flétri, la permission de défendre son honneur.

Je n’ai appris que d’hier tous ces détails dans ma solitude. On ne laisse pas de voir des choses nouvelles sous le soleil : on n’avait point encore vu de procès criminel dans une académie des sciences. C’est une vérité démontrée qu’il faut s’enfuir de ce pays-ci. Je mets ordre tout doucement à mes affaires. Je vous embrasse très-tendrement.

  1. Frédéric ouvrait toutes les lettres de Voltaire et de Mme Denis. (Cl.)
  2. Il était né à Valleraugue, dans le bas Languedoc, le 28 janvier 1727 ; mais il était allé fort jeune à Genève (voyez tome XX, page 332). Il est mort le 17 novembre 1773.