Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2413

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 468-469).

2413. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.

Sire, vos réflexions valent bien mieux que mon ouvrage[1]. J’ai eu bien raison de dire quelque part que vous étiez le meilleur logicien que j’aie jamais entendu. Vous m’épouvantez : j’ai bien peur pour le genre humain et pour moi que vous n’ayez tristement raison. Il serait affreux pourtant qu’on ne pût pas se tirer de là. Tâchez, sire, de n’avoir pas tant raison. Car encore faut-il bien, quand vous faites de Potsdam un paradis terrestre, que ce monde-ci ne soit pas absolument un enfer. Un peu d’illusion, je vous en conjure. Daignez m’aider à me tromper honnêtement. Au bout du compte, les sottises sont traitées ici comme elles le méritent ; mais j’ai enfoncé le poignard avec respect. Le véritable but de cet ouvrage est la tolérance, et votre exemple à suivre. La religion naturelle est le prétexte, et, quand cette religion naturelle se bornera à être bon père, bon ami, bon voisin, il n’y aura pas grand mal. Je me doute bien que l’article des remords est un peu problématique ; mais encore vaut-il mieux dire, avec Cicéron, Platon, Marc-Aurèle, etc., que la nature nous donne des remords, que de dire avec La Mettrie qu’il n’en faut point avoir.

Je conçois très-bien qu’Alexandre, nommé général des Grecs, n’ait point eu plus de scrupule d’avoir tué des Persans, à Arbelles, que Votre Majesté n’en a eu d’avoir envoyé quelques impertinents Autrichiens dans l’autre monde. Alexandre faisait son devoir en tuant des Persans à la guerre ; mais certainement il ne le faisait pas en assassinant son ami après souper.

Au reste, il s’en faut beaucoup que l’ouvrage soit achevé. Je profite déjà des remarques dont vous daignez m’honorer. Je supplierai Votre Majesté de vouloir bien me le renvoyer avant qu’elle parte pour la Silésie[2]. Il est difficile de définir la vertu, mais vous la faites bien sentir. Vous en avez : donc elle existe ; or, ce n’est pas la religion qui vous la donne : donc vous la tenez de la nature, comme vous tenez d’elle votre rare esprit, qui suffit à tout, et devant lequel mon âme se prosterne.

Je remercie Votre Majesté autant que je l’admire.

  1. Le poëme sur la Loi naturelle ; voyez tome IX.
  2. Frédéric partit de Berlin le 1er septembre.