Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2416

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 471-472).

2416. — DE M. D’ALEMBERT[1].
À Paris, le 24 août.

J’ai appris, monsieur, tout ce que vous avez bien voulu faire pour l’homme[2] de mérite auquel je m’intéresse, et qui est à Potsdam depuis peu de temps. J’avais prié Mme  Denis de vouloir bien vous écrire en sa faveur, et on ne saurait être plus reconnaissant que je le suis des égards que vous avez eus à ma recommandation. Je me flatte qu’à présent que vous connaissez la personne dont il s’agit, elle n’aura plus besoin que d’elle-même pour vous intéresser en sa faveur, et pour mériter vos bontés. Je sais par expérience que c’est un ami sur, un homme d’esprit, un philosophe digne de votre estime et de votre amitié par ses lumières et par ses sentiments. Vous ne sauriez croire à quel point il se loue de vos procédés, et combien il est étonné qu’agissant et pensant comme vous faites, vous puissiez avoir des ennemis. Il est pourtant payé pour en être moins étonné qu’un autre, car il n’a que trop bien appris combien les hommes sont méchants, injustes et cruels. Mon collègue[3] dans l’Encyclopédie se joint à moi pour vous remercier de toutes vos bontés pour lui, et du bien que vous avez dit de l’ouvrage, à la fin de votre admirable essai sur le Siècle de Louis XIV[4]. Nous connaissons mieux que personne tout ce qui manque à cet ouvrage. Il ne pourrait être bien fait qu’à Berlin, sous les yeux et avec la protection et les lumières de votre prince philosophe ; mais enfin nous commencerons, et on nous en saura peut-être à la fin quelque gré. Nous avons essuyé cet hiver une violente tempête[5], j’espère qu’enfin nous travaillerons en repos. Je me suis bien douté qu’après nous avoir aussi maltraités qu’on a fait on reviendrait nous prier de continuer, et cela n’a pas manqué. J’ai refusé pendant six mois, j’ai crié comme le Mars d’Homère ; et je puis dire que je ne me suis rendu qu’à l’empressement extraordinaire du public. J’espère que cette résistance si longue nous vaudra dans la suite plus de tranquillité. Ainsi soit-il.

J’ai lu trois fois consécutives avec délices votre Louis XIV. J’envie le sort de ceux qui ne l’ont pas encore lu, et je voudrais perdre la mémoire pour avoir le plaisir de le relire. Votre Duc de Foix m’a fait le plus grand plaisir du monde ; la conduite m’en paraît excellente, les caractères bien soutenus, et la versification admirable. Je ne vous parle pas de Lisois, qui est sans contredit un des plus beaux rôles qu’il y ait au théâtre ; mais je vous avouerai que le duc de Foix m’enchante. Avec combien d’amour, de passion, et de naturel, il revient toujours à son objet, dans la scène entre lui et Lisois, au troisième acte ! En écoutant cette scène et bien d’autres de la pièce, je disais à M. de Voltaire, comme la prêtresse de Delphes à Alexandre : A ! mon fils, on ne peut te résister[6]. On nous flatte de remettre Rome sauvée après la Saint-Martin ; vos amis et le public seront charmés de la revoir ; mais ils aimeraient encore mieux revoir votre personne. Je suis fâché, pour l’honneur de notre nation et de notre siècle, que vous n’ayez pu dire comme Cicéron :


Scipion, accuse sur des prétextes vains,
Remercia les dieux, et quitta les Romains.
Je puis en quelque chose imiter ce grand homme ;
Je rendrai grâce au ciel, et resterai dans Rome.

(Rome sauvée, acte V, scène iii.)

Il ne me reste de place que pour vous réitérer mes remerciements, et vous prier de penser quelquefois au plus sincère de vos amis, et au plus zélé de vos admirateurs.


d’Alembert.

  1. Jean-Leroud d’Alembert, fils naturel de Louis Camus, chevalier Destouches (mort, en 1726, à cinquante-huit ans), directeur général des écoles d’artillerie, et de Mme  de Tencin, sœur du cardinal ; né le 16 novembre 1717 ; secrétaire perpétuel, en 1772, de l’Académie française, dont il était membre depuis 1754 ; mort à Paris le 29 octobre 1783. (B.)
  2. L’abbé de Prades.
  3. Diderot.
  4. Voyez tome XIV, page 153. Dans la première édition du Siècle de Louis XIV, c’était à la fin de l’ouvrage qu’était placé tout ce qui, aujourd’hui, précède l’Introduction.
  5. L’arrêt du conseil, du 7 février 1752, qui supprimait les deux premiers volumes de l’Encyclopédie.
  6. C’est ainsi que traduit Fontenelle (Histoire des Oracles, chapitre xiii). Les paroles de la prêtresse de Delphes, rapportées par Plutarque (Vie d’Alexandre ; 14, de Reiske, 19, de Ricard), sont traduites littéralement par Amyot et par Ricard : Tu es invincible.