Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2421

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 475-477).

2421. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Potsdam, le 1er septembre.

Mon cher ange, puisqu’il faut toujours de l’amour, je leur en ai donné une bonne dose avec ma barbe grise. J’en suis honteux ; mais j’avais ce reste de confitures, et je l’ai abandonné aux enfants de Paris. Je suis saisi d’horreur de voir que vous n’avez point reçu ma réponse à la lettre où vous me recommandiez le chevalier de Mouhy. Cette réponse[1], avec un petit billet pour ce Mouhy, étaient dans un paquet adressé à Mme Denis, et le paquet était sous le couvert d’un homme plus opulent que vous, nommé Thiroux de Mauregard, fermier général des postes, ami, je ne sais comment, de ma nièce. Quand je l’appelle opulent, ce n’est pas qu’il ait huit cent mille livres de rente comme son confrère La Reynière. Si ce paquet a été égaré, il faut que ma nièce mette toute son activité et tout son esprit à le retrouver.

Vous sentez bien, mon cher ange, combien mon cœur me rappelle vers vous. Je ferai, si je suis en vie, un petit pèlerinage dans mon ancienne patrie. Ni vos ânes de Sorbonne, qui osent examiner Buffon et Montesquieu ; ni le grand âne de Mirepoix, qui prétend juger des livres ; ni votre avocat général d’Ormesson[2], qui propose froidement au parlement d’examiner tout ce qui s’est imprimé depuis dix ans, ni une espèce d’inquisition qu’on veut établir en France, ni vos billets de confession, ne m’empêcheront de venir vous embrasser ; mais, mon cher ange, laissez-moi achever la nouvelle édition du Siècle, dont je suis obligé de corriger les feuilles. Je ne peux absolument interrompre cette édition commencée.

Il y avait dans mon paquet, qui me tient fort au cœur, une lettre à M. Secousse sur ce Siècle ; et j’attends une réponse de M. Secousse pour un article important. Il est dur de travailler de si loin pour sa patrie à un ouvrage qui devrait être fait dans son sein ; mais tel est le sort de la vérité : il faut qu’elle se tienne à quatre cents lieues quand elle veut parler. Plût à Dieu qu’on n’eût à craindre que la canaille des gens de lettres ! mais la canaille des dévots, celle de la Sorbonne, font plus de bruit et sont plus dangereuses. Le Siècle a réussi auprès du petit nombre d’honnêtes gens qui l’ont lu ; mais quand il sera dans les mains de Couturier[3], de Tamponet[4] et du barbier de Boyer de Mirepoix, ils y trouveront des propositions téméraires, hérétiques, sentant l’hérésie, etc. Je ne demanderais pas à Paris la considération d’un sous-fermier sans doute, mais je souhaiterais y être à l’abri de la persécution. Je me flatte que des amis tels que vous ne contribueront pas peu à disposer les esprits. À force d’entendre répéter par des bouches respectables qu’un homme qui a travaillé quarante ans, qui a soutenu la scène tragique, qui a fait le seul poème épique qu’ait la France, qui a tâché d’élever un monument à la gloire de son pays par le Siècle de Louis XIV, mérite au moins de vivre tranquille, comme Moncrif et Hardion ; à force, dis-je, d’entendre cette voix de la justice et de l’amitié, la persécution s’adoucit, et le fanatisme se lasse.

Ne pensons point encore à Zulime ; il ne faut pas surcharger le public. Le grand défaut de Zulime est qu’elle sait trop tôt son malheur, et que le fade Ramire est au-dessous de Bajazet. Songeons à présent à donner Rome sauvée avec les changements. Il faudrait que Grandval prît le rôle de Catilina, et que Lekain jouât César : cela donnerait quelques représentations. On aura peut-être besoin de terribles intrigues pour cette nouvelle distribution de charges. On pourra s’aider du crédit de M. de Richelieu dans cette grande affaire. Je vous embrasse tendrement, mon très-cher ange. Pour les comédies, je ne m’en mêlerai pas ; je ne suis qu’un animal tragique. Mes tendres respects à tous vos anges.

Adieu,


Ô et præsidium et dulce decus meum !

(Hor., lib. I, od. i.)

  1. C’est la lettre 2405.
  2. L.-Fr.-de-Paule Lefèvre d’Ormesson, né le 27 juillet 1718, mort premier président du parlement de Paris le 26 janvier 1789. Il est question de lui dans le Tombeau de la Sorbonne, et de son frère aîné, dans la lettre de Voltaire à Damilaville, du 27 janvier 1768.
  3. Voyez, tome X, une note du Mondain.
  4. Voyez tome XXIV, page 24.