Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2441

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 495-496).

2441 — À M. LE COMTE D’ARGENSON.
À Potsdam, le 3 octobre.

Monsieur Le Bailli, mon camarade chez le roi, et non chez le roi de Prusse, vous remettra, monseigneur, le tribut que je vous dois.

L’Histoire[1] de la dernière guerre vous appartient. La plus grande partie a été faite dans vos bureaux et par vos ordres. C’est votre bien que je vous rends ; j’y ai ajouté des lettres du roi de Prusse au cardinal de Fleury, qui peut-être vous sont inconnues, et qui pourront vous faire plaisir. Vous vous doutez bien que j’ai été d’ailleurs à portée d’apprendre des singularités. J’en ai fait usage avec la sobriété convenable, et la fidélité d’un historien qui n’est plus historiographe.

Si vous avez des moments de loisir, vous pourrez vous faire lire quelques morceaux de cet ouvrage. J’ai mis en marge les titres des événements principaux, afin que vous puissiez choisir. Vous honorerez ce manuscrit d’une place dans votre bibliothèque, et je me flatte que vous le regarderez comme un monument de votre gloire et de celle de la nation, en attendant que le temps, qui doit laisser mûrir toutes les vérités, permette de publier un jour celle que je vous présente aujourd’hui.

Qui eût dit, dans le temps que nous étions ensemble dans l’allée noire, qu’un jour je serais votre historien, et que je le serais de si loin ? Je sais bien que, dans le poste où vous êtes, votre ancienne amitié ne pourrait guère se montrer dans la foule de vos occupations et de vos dépendants ; que vous auriez bien peu de moments à me donner ; mais je regrette ces moments, et je vous jure que vous m’avez causé plus de remords que personne.

Ce n’est peut-être pas un hommage à dédaigner que ces remords d’un homme qui vit en philosophe auprès d’un très-grand roi ; qui est comblé de biens et d’honneurs auxquels il n’aurait osé prétendre, et dont l’âme jouit d’une liberté sans bornes. Mais on aime, malgré qu’on en ait, une patrie telle que la notre et un homme tel que vous. Je me flatte que vous avez soin de votre santé. Porro unum est necessarium[2] ; vous avez besoin de régime ; vous devez aimer la vie. Soyez bien assuré qu’il y a dans le château de Potsdam un malade heureux qui fait des vœux continuels pour votre conservation. Ce n’est pas qu’on prie Dieu ici pour vous ; mais le plus ancien de tous vos serviteurs s’intéresse à vous, à votre gloire, à votre bonheur, à votre santé, avec la plus respectueuse et la plus vive tendresse.


Voltaire.
  1. Voyez la lettre 1755.
  2. Luc, x, 42.