Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2440

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 494-495).

2440. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Potsdam, le 3 octobre.

Mon cher ange, le Siècle (c’est-à-dire la nouvelle édition, la seule qui soit passable) était déjà presque tout imprimé ; il m’est par conséquent impossible de parler, cette fois-ci, de la petite épée que cacha monsieur votre oncle sous son cafetan. J’ai rayé bien exactement cette épithète de petit attribuée au concile d’Embrun ; j’ai recommandé à ma nièce d’y avoir l’œil, et je vous prie de l’en faire souvenir. Je voudrais de tout mon cœur qu’il fût regardé comme le concile de Trente, et que toutes les disputes fussent assoupies en France ; mais il paraît que vous en êtes bien loin. Le siècle de la philosophie est aussi le siècle du fanatisme.

Il me paraît que le roi a plus de peine à accorder les fous de son royaume qu’il n’en a eu à pacifier l’Europe. Il y a en France un grand arbre, qui n’est pas l’arbre de vie, qui étend ses branches de tous côtés, et qui produit d’étranges fruits. Je voudrais que le Siècle de Louis XIV pût produire quelque bien. Ceux qui liront attentivement tout ce que j’y dis des disputes de l’Église pourront, malgré tous les ménagements que j’ai gardés, se faire une idée juste de ces querelles ; ils les réduiront à leur juste valeur, et rougiront que, dans ce siècle-ci, il y ait encore des troubles pour de telles chimères. Un petit tour à Potsdam ne serait pas inutile à vos politiques : ils y apprendraient à être, philosophes.

Mon cher ange, les beaux-arts sont assurément plus agréables que ces matières ; une tragédie bien jouée est plus faite pour un honnête homme. Mais me demander que je songe à présent au Duc de Foix et à Rome sauvée, c’est demander à un figuier qu’il porte des figues en janvier ; car ce n’était pas le temps des figues[1]. Je me suis affublé d’occupations si différentes, toute idée de poésie est tellement sortie de ma tête, que je ne pourrais pas actuellement faire un pauvre vers alexandrin. Il faut laisser reposer la terre ; l’imagination gourmandée ne fait rien qui vaille ; les ouvrages de génie sont aux compilations ce que l’amour est au mariage :


L’Hymen vient quand on l’appelle,
L’Amour vient quand il lui plaît.

(Quinault, Atys, acte IV, scène v.)

Je compile à présent, et le dieu du génie est allé au diable.

En vous remerciant de la note sur l’abbé de Saint-Pierre ; j’avais deviné juste qu’il était mort en 43. Je lui ai fait un petit article assez plaisant. Il y en a un pour Valincour, qui ne sera pas inutile aux gens de lettres, et qui plaira à la famille. Je n’ai point de réponse de M. Secousse ; il est avec les vieilles et inutiles Ordonnances[2] de nos vieux rois ; mais il a, pour rassembler ces monuments d’inconstance et de barbarie, six mille livres de pension. Il n’y a qu’heur et malheur dans ce monde.

Mes anges, ce monde est un naufrage ; sauve qui peut ! est la devise de chaque individu. Je me suis sauvé à Potsdam, mais je voudrais bien que ma petite barque pût faire un petit trajet jusque chez vous. Je remets toujours de deux mois en deux mois à faire ce joli voyage. Il ne faut pas que je meure avant d’avoir eu cette consolation. Je ne sais pas trop ce que je deviendrai : j’ai cent ans ; tous mes sens s’affaiblissent, il y en a d’enterrés. Depuis huit mois je ne suis sorti de mon appartement que pour aller dans celui du roi ou dans le jardin. J’ai perdu mes dents, je meurs en détail. Je vous embrasse tendrement ; je vous souhaite une santé constante et une vieillesse heureuse. Je me regarderai comme très-malheureux si je ne passe pas mes derniers jours, ô anges ! auprès de vous et à l’ombre de vos ailes.

  1. Marc, xi, 13 ; voyez aussi Mathieu, xi, 19.
  2. Secousse travaillait, depuis la mort de Laurière, au recueil des Ordonnances des rois de France, dont le dix-septième volume in-folio a paru en 1820.