Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2445

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 498-499).

2445. — À M. LE MARQUIS DE THIBOUVILLE.
À Potsdam, ce 7 octobre.

Mon cher marquis, je souffre beaucoup aujourd’hui, et ma main me refuse encore le service. La tête ne laisse pas de travailler toujours, et mon cœur est plein pour vous de l’amitié la plus tendre. Vous savez que je n’ai point donné le Siècle de Louis XIV. L’édition de Berlin, sur laquelle malheureusement on en a fait tant d’autres, était trop incomplète et trop fautive. J’en ai envoyé seulement à Mme Denis quelques exemplaires corrigés à la main, pour être examinés par les fureteurs d’anecdotes, et pour servir à une nouvelle édition. Si j’étais à Paris, vous sentez bien que vous seriez le premier à qui je porterais mon tribut. Il sera bien difficile que je jouisse avant le commencement du printemps prochain du bonheur de revoir Mme Denis et mes amis. Je suis actuellement si malingre que, si j’arrivais à Paris dans cet état, on me demanderait mon billet de confession aux barrières ; et, comme les sous-fermiers ont traité de cette affaire, je courrais risque de me brouiller à la fois avec le clergé et la finance.

Je serai un peu consolé si je ne suis pas brouillé avec le parterre, si Grandval veut devenir Catilina à Fontainebleau et à Paris, et si on peut faire de Lekain un César. Je demande surtout qu’on ne change rien à la pièce que j’ai envoyée à Mme Denis. Qu’on la joue telle que je l’ai envoyée, et qu’on la joue bien. Il est fort triste de n’en être pas le témoin ; mais c’est un malheur qui disparaît devant celui d’être si loin des personnes auxquelles on est attaché. Je n’ai pu faire autrement. Vous autres Parisiens, vous êtes les Athéniens avec qui un peu d’ostracisme volontaire est quelquefois très-convenable ; et d’ailleurs qu’importe qu’un moribond végète dans un lieu ou dans un autre ? Cela est très-indifférent au public et à ceux qui le gouvernent. Il n’y a que mon amitié qui en souffre. Mes amis, qui connaissent mon cœur, doivent me plaindre, et non pas me gronder. Je vous embrasse de tout mon cœur.