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Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2456

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 509-510).

2456. — DE MADAME LA MARGRAVE DE BAIREUTH.
Erlang, le 1er novembre.

Il faudrait avoir plus d’esprit et de délicatesse que je n’en ai pour louer dignement l’ouvrage que j’ai reçu de votre part. On doit s’attendre à tout de frère Voltaire. Ce qu’il fait de beau ne surprend plus ; l’admiration, depuis longtemps, a succédé à la surprise. Votre Poëme sur la Loi naturelle m’a enchantée. Tout s’y trouve, la nouveauté du sujet, l’élévation des pensées, et la beauté de la versification. Oserai-je le dire ? il n’y manque qu’une chose pour le rendre parfait. Le sujet exige plus d’étendue que vous ne lui en avez donné. La première proposition demande surtout une plus ample démonstration. Permettez que je m’instruise et que je vous fasse part de mes doutes.

Dieu, dites-vous, a donné à tous les hommes la justice et la conscience pour les avertir, comme il leur a donné ce qui leur est nécessaire. Dieu ayant donné à l’homme la justice et la conscience, ces deux vertus sont innées dans l’homme, et deviennent un attribut de son être. Il s’ensuit, de toute nécessité, que l’homme doit agir en conséquence, et qu’il ne saurait être ni injuste ni sans remords, ne pouvant combattre un instinct attaché à son essence. L’expérience prouve le contraire. Si la justice était un attribut de notre être, la chicane serait bannie ; les avocats mourraient de faim ; vos conseillers au parlement ne s’occuperaient pas, comme ils font, à troubler la France pour un morceau de pain donné ou refusé ; les jésuites et les jansénistes confesseraient leur ignorance en fait de doctrine.

Les vertus ne sont qu’accidentelles et relatives à la société. L’amour-propre a donné le jour à la justice. Dans les premiers temps les hommes s’entre-déchiraient pour des bagatelles (comme ils font encore de nos jours) ; il n’y avait ni sûreté pour le domicile, ni sûreté pour la vie. Le tien et le mien, malheureuses distinctions (qu’on ne fait que trop de notre temps), bannissaient toute union. L’homme, éclairé par la raison, et poussé par l’amour-propre, s’aperçut enfin que la société ne pouvait subsister sans ordre. Deux sentiments attachés à son être, et innés en lui, le portèrent à devenir juste. La conscience ne fut qu’une suite de la justice. Les deux sentiments dont je veux parler sont l’aversion des peines et l’amour du plaisir.

Le trouble ne peut qu’enfanter la peine ; la tranquillité est mère du plaisir. Je me suis fait une étude particulière d’approfondir le cœur humain. Je juge, par ce que je vois, de ce qui a été. Mais je m’enfonce trop dans cette matière, et pourrais bien, comme Icare, me voir précipiter du haut des cieux. J’attends vos décisions avec impatience ; je les regarderai comme des oracles. Conduisez-moi dans le chemin de la vérité, et soyez persuadé qu’il n’y en a point de plus évidente que le désir que j’ai de vous prouver que je suis votre sincère amie.


Wilhelmine.