Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2455

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 508-509).

2455. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Potsdam, 28 octobre.

Mon cher ange, vous êtes le dieu des jansénistes, vous me donnez des commandements impossibles. Il y a des temps où la grâce manque tout net aux justes. Je me sens actuellement privé de la grâce des vers : spiritus flat ubi vult[1]. Je ne ferais rien qui vaille si je voulais me forcer.


Tu nihil invita dices, faciesve Minerva.

(Hor., de Art. poet., v. 395.)

L’esprit prend, malgré qu’il en ait, la teinture des choses auxquelles il s’applique. J’ai des besognes si différentes de la poésie qu’il n’y a pas moyen de remonter ma vieille lyre toute désaccordée : Valele, musæ, et valete, curæ, voilà ma devise pour le moment présent ; et plût à Dieu que ce fût pour toute ma vie !

D’ailleurs, comment voudriez-vous qu’on renvoyât à Paris une Rome sauvée toute changée, et qu’on donnât aux acteurs de nouveaux rôles pour la quatrième fois ? Ce serait un moyen sûr d’empêcher la reprise de la pièce, de la faire croire tombée, et de me faire grand tort ; j’entends ce tort qu’on fait aux pauvres auteurs comme moi, le tort de les berner tant qu’on peut : c’est un plaisir que le public se donne très-volontiers. Mon cher ange, laissons là Catilina, César et Cicéron, pour ce qu’ils valent. Si la pièce, telle qu’elle est, peut encore souffrir trois ou quatre représentations, à la bonne heure ; si les amateurs de l’antiquité la lisent sans dégoût, tant mieux ; c’est là mon premier but ; non, ce n’est que le second ; mon premier désir est de venir vous, embrasser. Je peux très-bien renoncer à tout ce train de théâtre, d’acteurs, d’actrices, de battements de mains, de sifflets et d’épigrammes ; mais je ne puis renoncer à vous. Je regarde les théâtres et les cours comme des illusions ; l’amitié seule est réelle. Pardonnez-moi de n’être point encore venu vous voir. Il faut que je prenne encore patience cet hiver. Mon petit voyage, si je suis en vie, sera pour le printemps.

Vous savez que, quand vous m’écrivîtes la première fois sur l’audience et sur l’épée de feu M. de Ferriol[2], le Siècle était déjà presque tout imprimé ; il doit être à présent achevé. Il n’y a pas moyen d’y revenir ; tout ce que je peux faire, c’est de veiller au petit concile ; j’en parle dans toutes mes lettres à Mme  Denis. Joignez-vous à moi ; faites-l’en souvenir. Ce sera votre faute si ce petit subsiste dans la nouvelle édition de Paris. Il est malheureusement dans une douzaine d’autres dont la France est inondée, et surtout dans celle que l’abbé Pernetti[3] a fait imprimer à Lyon, sous les yeux du Père du concile[4].

Adieu, mon cher ange ; vous êtes mon concile, et je voudrais bien être à vos genoux ; mais laissons passer l’hiver. Je finis, la poste va partir, et je n’aurai pas le temps d’écrire à Mme  Denis.

  1. Spiritus ubi vult spirat. (Év. de saint Jean, ch. iii, v. 8.)
  2. Voyez lettre 2427.
  3. Voyez lettre 2430.
  4. Le cardinal de Tencin, oncle de d’Argental et archevêque de Lyon, était archevêque d’Embrun lorsqu’il présida le concile tenu en cette dernière ville ; voyez tome XV, page 60.