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Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2462

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 520-521).

2462. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Potsdam, le 22 novembre.

Mon cher ange, quoique les vers ne soient pas actuellement de quartier dans notre cour, vous m’avez fait relire Zulime. Je me suis repris de goût pour cette aventurière ; et j’ose croire que, si vous la lisiez telle qu’elle est, vous l’aimeriez bien davantage. Ou je vous l’enverrai, mon cher et respectable ami, ou je vous l’apporterai en temps et lieu ; mais à présent ne me demandez pas une rime, je n’en peux plus, j’en ai par-dessus la tête. Je n’ai point demandé de préface en forme au Duc de Foix. J’ai recommandé seulement un mot d’avis au libraire ; j’ai exigé qu’on dît qu’on a pris le parti d’imprimer la pièce sur mon manuscrit, pour prévenir les éditions furtives et informes, telles que celle de Rome sauvée. Voilà, en vérité, tout ce qu’il convient de mettre à la tête d’une faible intrigue amoureuse, qui n’est relevée que par le caractère de Lisois. Ce Duc de Foix a été très-bien imprimé à Dresde, chez mon libraire ordinaire ; je lui avais envoyé la pièce sur la parole que Mme Denis m’avait donnée qu’on l’imprimait à Paris. Je ne sais aucune nouvelle ni du Duc de Foix, ni de Rome sauvée, ni du Siècle de Louis XIV.

J’ai vu les Lettres de madame de Maintenon ; c’est l’histoire de sa vie, depuis l’âge de quinze ans jusqu’à sa mort. C’est un monument bien précieux pour les gens qui aiment les petites choses dans les grands personnages. Heureusement ces lettres confirment tout ce que j’ai dit d’elle. Si elles m’avaient démenti, mon Siècle était perdu. Comment se peut-il faire qu’un nommé La Beaumelle, prédicateur à Copenhague, depuis académicien, bouffon, joueur, fripon, et d’ailleurs ayant malheureusement de l’esprit, ait été le possesseur de ce trésor ? Il vient aussi d’écrire la vie de Mme de Maintenon. On disait, il y a quelques années, qu’on avait volé à M. de Caylus ces lettres et ces mémoires sur sa tante. N’en sauriez-vous pas des nouvelles ?

Je vous ai mandé aussi qu’il paraissait des mémoires de milord Bolingbroke[1]. Ils sont traduits en français. On dit que, dans cette traduction, on me reproche de m’être trompé sur Mme de Bolingbroke, que j’ai mise, dans le Siècle, au rang des nièces[2] de Mme de Maintenon ; me serais-je trompé ? ne l’était-elle pas par son mari ? ai-je rêvé ce que je lui ai entendu dire vingt fois ? Je suis toujours prêt à croire que j’ai tort ; mais ici il me semble que j’ai raison ; rassurez-moi, je vous en prie. Mon cher ange, croyez-moi, je me mourais d’envie de venir vous embrasser cet hiver ; mais, en vérité, il n’y a pas moyen de se mettre en chemin au milieu des glaces, quand on est malade. Je ne suis pas deux heures de la journée sans souffrir. Je serais mort si je ne menais pas la vie la plus douce et la plus retirée, n’ayant que vingt marches à monter, tous les soirs, pour aller entendre à souper le Salomon du Nord, quand il veut bien m’admettre à son festin des sept sages. Cette vie de château est bien dans mon goût ; mais tout est empoisonné par les remords que j’ai de vous avoir quitté. Mille tendres respects à toute la hiérarchie. Répondez, je vous en prie, à mes questions comme à ma tendre amitié.

J’ai oublié de mander à ma nièce qu’elle m’écrive désormais à Berlin, où nous allons dans quelques jours. Je vous supplie de l’en avertir.

  1. C’étaient les Lettres sur l’histoire, suivies de Reflexions sur l’exil, etc. traduites par Barbeu du Bourg, 1752, 2 volumes in-8o. Les Mémoires secrets de Bolingbroke, traduits par Favier, ne parurent qu’en 1754. (Cl.)
  2. Voyez tome XIV, page 470, et XV, 134.