Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2470

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 529-531).

2470. — À M. ROQUES.

Monsieur, j’ai lu enfin l’édition du Siècle de Louis XIV, que votre ami La Beaumelle a faite en trois volumes, avec des remarques et des lettres. Je vous dirai, monsieur, que cette édition n’a pas laissé d’avoir quelque cours à Berlin, J’y suis outragé ; cinq ou six officiers de la maison de Sa Majesté prussienne y sont maltraités ; c’est une raison pour qu’on veuille au moins parcourir l’ouvrage. Personne ne lui pardonnera d’avoir outragé dans ses remarques les vivants et les morts, ainsi que la vérité. Mais moi, monsieur, je lui pardonnerais les injures scandaleuses qu’il me dit dans mon propre ouvrage, s’il était vrai qu’il eût à se plaindre de moi, et si je l’avais accusé auprès du roi de Prusse, dans son passage à Berlin, comme il le prétend.

Je peux vous protester hautement, monsieur, non-seulement à vous, mais à tout le monde, et attester le roi de Prusse lui-même, que jamais je n’ai dit à Sa Majesté ce qu’on m’impute[1]. Ce fut le marquis d’Argens qui l’avertit, à souper, de la manière dont La Beaumelle avait parlé de sa cour, ainsi que de plusieurs autres cours, dans son livre intitulé Qu’en dira-t-on ? Le marquis d’Argens sait que, loin de vouloir porter ces misères aux oreilles du roi, je lui mis presque la main sur la bouche ; que je lui dis en propres paroles : Taisez-vous donc, vous révélez le secret de l’Église. J’aurais pu user du droit que tout le monde a de parler d’un livre nouveau, à table, mais je n’usai point de ce droit ; et, loin de rendre aucun mauvais office à M. de La Beaumelle, je fis ce que je pus pour le servir dans l’aventure pour laquelle il fut mis au corps de garde à Berlin, et envoyé à Spandau. Pour peu qu’il raisonne, il doit voir clairement que Maupertuis ne m’a calomnié ainsi auprès de lui que pour l’exciter à écrire contre moi ; c’est un fait assez public dans Berlin. Il est bien étrange qu’un homme que le roi de Prusse a daigné mettre à la tête de son Académie ait pu faire de pareilles manœuvres. Songez ce que c’est que d’aller révéler à un étranger, à un passant, le secret des soupers de son maître, et de joindre l’infidélité à la calomnie. Exciter ainsi contre moi un jeune auteur, lancer ses traits, et puis retirer sa main ; accuser M. Kœnig, mon ami, d’être un faussaire, le faire condamner de sa seule autorité, en pleine Académie, et se donner le mérite de demander sa grâce ; faire écrire contre lui, et avoir l’air de ne point écrire ; déchaîner La Beaumelle contre moi, et le désavouer ; opprimer Kœnig et moi avec les mêmes artifices : c’est ce que Maupertuis a fait, et c’est sur quoi l’Europe littéraire peut juger.

Je me suis vu contraint à soutenir à la fois deux querelles fort tristes. Il faut combattre, et contre Maupertuis, qui a voulu me perdre, et contre La Beaumelle, qu’il a employé pour m’insulter, La vie des gens de lettres est une guerre perpétuelle, tantôt sourde et tantôt éclatante, comme entre les princes ; mais nous avons un avantage que les rois n’ont pas : la forcé décide entre eux, et la raison décide entre nous. Le public est un juge incorruptible qui, avec le temps, prononce des arrêts irrévocables. Le public prononcera donc si j’ai eu tort de prendre le parti de M. Kœnig, cruellement opprimé, et de confondre les mensonges dont La Beaumelle, excité par l’oppresseur de Kœnig, et le mien, a rempli le Siècle de Louis XIV.

La Beaumelle vous a mandé, monsieur, qu’il me poursuivra jusqu’aux enfers. Il est bien le maître d’y aller ; et, pour mieux mériter son gîte, il vous dit qu’il fera imprimer, à la suite du Siècle de Louis XIV, un procès que j’eus, il y a près de trois ans, contre un banquier juif, et que je gagnai. Je suis prêt à lui en fournir toutes les pièces, et il pourra faire relier le tout ensemble, avec la Paix de Nimegue, celle de Riswick, et la Guerre de la succession ; rien ne contribuera plus au progrès des sciences.

Tout cela, monsieur, est le comble de l’avilissement ; mais je vous défie de me nommer un seul auteur célèbre, depuis le Tasse jusqu’à Pope, qui n’ait eu affaire à de pareils ennemis.

Le moindre de mes chagrins est assurément le sacrifice des biens et des honneurs auxquels j’ai renoncé sans le plus léger regret ; mais la perte absolue de ma santé est un mal véritable. S’il y a quelque chose de nouveau à Francfort, concernant toutes ces misères, vous me ferez plaisir de m’en instruire.

  1. Voyez la lettre 2542.