Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2525

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Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 569-570).
2525. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Berlin, le 26 février.

Mon cher ange, j’ai été très-malade, et, en même temps, plus occupé qu’un homme en santé ; étonné de travailler dans l’état où je suis, étonné d’exister encore, et en me soutenant par l’amitié, c’est-à-dire par vous et par Mme  Denis. Je suis ici le meunier de La Fontaine[1]. On m’écrit de tous côtés : Partez,


… Fuge crudeles terras, fuge littus iniquum.

(Virg., Æn., liv. III, v. 41.)

Mais partir quand on est depuis un mois dans son lit, et qu’on n’a point de congé ; se faire transporter couché, à travers cent mille baïonnettes, cela n’est pas tout à fait aussi aisé qu’on le pense. Les autres me disent : Allez-vous-en à Potsdam, le roi vous a fait chauffer votre appartement ; allez souper avec lui. Cela m’est encore plus difficile. S’il s’agissait d’aller faire une intrigue de cour, de parvenir à des honneurs et de la fortune, de repousser les traits de la calomnie, de faire ce qu’on fait tous les jours auprès des rois, j’irais jouer ce rôle-là tout comme un autre ; mais c’est un rôle que je déteste, et je n’ai rien à demander à aucun roi. Maupertuis, que vous avez si bien défini, est un homme que l’excès d’amour-propre a rendu très-fou dans ses écrits, et très-méchant dans sa conduite ; mais je ne me soucie point du tout d’aller dénoncer sa méchanceté au roi de Prusse. J’ai plus à reprocher au roi qu’à Maupertuis, car j’étais venu pour Sa Majesté, et non pour ce président de Bedlam. J’avais tout quitté pour elle, et rien pour Maupertuis ; elle m’avait fait des serments d’une amitié à toute épreuve, et Maupertuis ne m’avait rien promis ; il a fait son métier de perfide, en intéressant sourdement l’amour-propre du roi contre moi. Maupertuis savait mieux qu’un autre à quel excès se porte l’orgueil littéraire. Il a su prendre le roi par son faible. La calomnie est entrée très-aisément dans un cœur né jaloux et soupçonneux. Il s’en faut beaucoup que le cardinal de Richelieu ait porté autant d’envie à Corneille que le roi de Prusse m’en portait. Tout ce que j’ai fait, pendant deux ans, pour mettre ses ouvrages de prose et de vers en état de paraître, a été un service dangereux qui déplaisait dans le temps même qu’il affectait de m’en remercier avec effusion de cœur. Enfin son orgueil d’auteur piqué l’a porté à écrire une malheureuse brochure contre moi[2], en faveur de Maupertuis, qu’il n’aime point du tout. Il a senti, avec le temps, que cette brochure le couvrait de honte et de ridicule dans toutes les cours de l’Europe, et cela l’aigrit encore. Pour achever le galimatias qui règne dans toute cette affaire, il veut avoir l’air d’avoir fait un acte de justice, et de le couronner par un acte de clémence. Il n’y a aucun de ses sujets, tout Prussiens qu’ils sont, qui ne le désapprouve ; mais vous jugez bien que personne ne le lui dit. Il faut qu’il se dise tout à lui-même ; et ce qu’il se dit en secret, c’est que j’ai la volonté et le droit de laisser à la postérité sa condamnation par écrit. Pour le droit, je crois l’avoir, mais je n’ai d’autre volonté que de m’en aller, et d’achever dans la retraite le reste de ma carrière, entre les bras de l’amitié, et loin des griffes des rois qui font des vers et de la prose. Je lui ai mandé tout ce que j’ai sur le cœur ; je l’ai éclairci ; je lui ai dit tout. Je n’ai plus qu’à lui demander une seconde fois mon congé. Nous verrons s’il refusera à un moribond la permission d’aller prendre les eaux.

Tout le monde me dit qu’il me la refusera ; je le voudrais pour la rareté du fait. Il n’aura qu’à ajouter à l’Anti-Machiavel un chapitre sur le droit de retenir les étrangers par force, et le dédier à Busiris.

Quoi qu’on me dise, je ne le crois pas capable d’une si atroce injustice. Nous verrons. J’exige de vous et de Mme  Denis que vous brûliez tous deux les lettres que je vous écris par cet ordinaire, ou plutôt par cet extraordinaire. Adieu, mes chers anges.

  1. Livre III fable i.
  2. Voyez les lettres 2449 et 2535.