Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2624

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Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 99-101).

2624. — À MADAME DENIS[1].
À Mayence, le 9 de juillet.

Il y avait trois ou quatre ans que je n’avais pleuré, et je comptais bien que mes vieilles prunelles ne connaîtraient plus cette faiblesse, jusqu’à ce qu’elles se fermassent pour jamais. Hier, le secrétaire du comte de Stadion[2] me trouva fondant en larmes ; je pleurais votre départ et votre séjour ; l’atrocité de ce que vous avez souffert perdait de son horreur quand vous étiez avec moi : votre patience et votre courage m’en donnaient ; mais, après votre départ, je n’ai plus été soutenu.

Je crois que c’est un rêve ; je crois que tout cela s’est passé du temps de Denis de Syracuse. Je me demande s’il est bien vrai qu’une dame de Paris, voyageant avec un passe-port du roi son maître, ait été traînée dans les rues de Francfort par des soldats, conduite en prison sans aucune forme de procès, sans femme de chambre, sans domestique, ayant à sa porte quatre soldats la baïonnette au bout du fusil, et contrainte de souffrir qu’un commis de Freytag, un scélérat de la plus vile espèce, passât seul la nuit dans sa chambre. Quand on arrêta la Brinvilliers, le bourreau ne fut jamais seul avec elle ; il n’y a point d’exemple d’une indécence si barbare. Et quel était votre crime ? d’avoir couru deux cents lieues pour conduire aux eaux de Plombières un oncle mourant, que vous regardiez comme votre père.

Il est bien triste, sans doute, pour le roi de Prusse, de n’avoir pas encore réparé cette indignité commise en son nom par un homme qui se dit son ministre. Passe encore pour moi ; il m’avait fait arrêter pour ravoir son livre[3] imprimé de poésies, dont il m’avait gratifié, et auquel j’avais quelque droit ; il me l’avait laissé comme le gage de ses bontés et comme la récompense de mes soins. Il a voulu reprendre ce bienfait ; il n’avait qu’à dire un mot, ce n’était pas la peine de faire emprisonner un vieillard qui va prendre les eaux. Il aurait pu se souvenir que, depuis plus de quinze ans, il m’avait prévenu par ses bontés séduisantes ; qu’il m’avait, dans ma vieillesse, tiré de ma patrie ; que j’avais travaillé avec lui deux ans de suite à perfectionner ses talents ; que je l’ai bien servi, et ne lui ai manqué en rien ; qu’enfin il est bien au-dessous de son rang et de sa gloire de prendre parti dans une querelle académique, et de finir, pour toute récompense, en me faisant demander ses poésies par des soldats.

J’espère qu’il connaîtra, tôt ou tard, qu’il a été trop loin ; que mon ennemi l’a trompé, et que ni l’auteur ni le roi ne devaient pas jeter tant d’amertume sur la fin de ma vie. Il a pris conseil de sa colère, il le prendra de sa raison et de sa bonté. Mais que fera-t-il pour réparer l’outrage abominable qu’on vous a fait en son nom ? Milord Maréchal sera sans doute chargé de vous faire oublier, s’il est possible, les horreurs où un Freytag vous a plongée.

On vient de m’envoyer ici des lettres pour vous ; il y en a une de Mme  de Fontaine, qui n’est pas consolante. On prétend toujours que j’ai été Prussien[4]. Si on entend par là que j’ai répondu par de l’attachement et de l’enthousiasme aux avances singulières que le roi de Prusse m’a faites pendant quinze années de suite, on a grande raison ; mais, si on entend que j’ai été son sujet, et que j’ai cessé un moment d’être Français, on se trompe. Le roi de Prusse ne l’a jamais prétendu, et ne me l’a jamais proposé. Il ne m’a donné la clef de chambellan que comme une marque de bonté, que lui-même appelle frivole dans les vers qu’il fit pour moi, en me donnant cette clef et cette croix que j’ai remises à ses pieds. Cela n’exigeait ni serments, ni fonctions, ni naturalisation. On n’est point sujet d’un roi pour porter son ordre. M. de Couville, qui est en Normandie, a encore la clef de chambellan du roi de Prusse, qu’il porte comme la croix de Saint-Louis.

Il y aurait bien de l’injustice à ne pas me regarder comme Français, pendant que j’ai toujours conservé ma maison à Paris, et que j’y ai payé la capitation. Peut-on prétendre sérieusement que fauteur du Siècle de Louis XIV n’est pas Français ? Oserait-on dire cela devant les statues de Louis XIV et de Henri IV ; j’ajouterai même de Louis XV, parce que je suis le seul académicien qui fis son Panégyrique quand il nous donna la paix ? et lui-même a ce Panégyrique traduit en six langues[5].

Il se peut faire que Sa Majesté prussienne, trompée par mon ennemi et par un mouvement de colère, ait irrité le roi mon maître contre moi ; mais tout cédera à sa justice et à sa grandeur d’âme. Il sera le premier à demander au roi mon maître qu’on me laisse finir mes jours dans ma patrie ; il se souviendra qu’il a été mon disciple, et que je n’emporte rien d’auprès de lui que l’honneur de l’avoir mis en état d’écrire mieux que moi. Il se contentera de cette supériorité, et ne voudra pas se servir de celle que lui donne sa place, pour accabler un étranger qui l’a enseigné quelquefois, qui l’a chéri et respecté toujours. Je ne saurais lui imputer les lettres qui courent contre moi sous son nom ; il est trop grand et trop élevé pour outrager un particulier dans ses lettres ; il sait trop comme un roi doit écrire, et il connaît le prix des bienséances ; il est né surtout pour faire connaître celui de la bonté et de la clémence. C’était le caractère de notre bon roi Henri IV : il était prompt et colère, mais il revenait. L’humeur n’avait chez lui que des moments, et l’humanité l’inspira toute sa vie.

Voilà, ma chère enfant, ce qu’un oncle, ou plutôt ce qu’un père malade dicte pour sa fille. Je serai un peu consolé si vous arrivez en bonne santé. Mes compliments à votre frère et à votre sœur. Adieu ; puissé-je mourir dans vos bras, ignoré des hommes et des rois !

  1. La réponse de Mme  Denis est plus bas, à la date du 26 août.
  2. Celui auquel Voltaire adressa les lettres des 5, 7, et 26 juin 1753, et du 14 juillet suivant.
  3. Voyez lettre 2568.
  4. Voltaire s’était déjà expliqué sur sa qualité de Français, dans sa lettre du 24 décembre 1751, à Mme  Denis.
  5. Il n’y a que quatre traductions ; voyez la note, tome XXIII, page 264.