Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2636
Mon cher ange, j’ignore si Mme Denis vous a donné un chiffon de lettre que je vous écrivis étant un peu attristé et très-malade. J’ai été en France depuis à petits pas, m’arrêtant partout où je trouvais bon gîte, et, surtout, chez l’électeur palatin[2]. Vous me direz que je dois être rassassié d’électeurs[3], mais celui-là est très-consolant.
Saepe premente deo, fert deus alter opem.
Enfin, je m’en allais tout doucement à Plombières prendre les eaux, non par ordre du roi, mais par les ordonnances de Gervasi[4] qui est meilleur médecin que les plus grands rois ; je reste quelque temps à Strasbourg. Je vise à l’hydropisie. Je n’en avais pas l’air : mais vous savez qu’il n’y a rien de plus sec qu’un hydropique. Gervasi a jugé que des eaux n’étaient pas trop bonnes contre des eaux, et il m’a condamné aux cloportes. J’ai été plus d’une fois en ma vie condamné aux bêtes.
J’ai trouvé ici la fille de Monime[5], à qui vos bontés ont sauvé autrefois quelque bien. C’est une créature aujourd’hui bien à plaindre. J’ai peur même que le préteur, son père, qui n’était pas un préteur romain, ne lui ait fait perdre une partie de ce que vous lui aviez sauvé. J’ai cherché dans ses traits quelque ressemblance à votre ancienne amie, et je n’en ai point trouvé. Je ne m’intéresse pas moins à son triste sort.
L’abbé d’Aidie, qui a passé ici avec M. le cardinal de Soubise, m’est venu apparaître un moment. Vous le verrez probablement bientôt, et ce ne sera pas à Pontoise. Je me flatte bien que vous faites à Paris de fréquents voyages, et que, si vous vous exilez[6] par respect humain, vous revenez voir vos amis par goût. J’ignore parfaitement quand j’aurai la consolation de vous embrasser de mes mains potelées. Je crois que, si vous me voyez en vie, vous me mettrez à mal, cela veut dire que vous me feriez faire encore une tragédie. L’électeur palatin m’a fait la galanterie de faire jouer quatre de mes pièces. Cela a ranimé ma vieille verve ; et je me suis mis, tout mourant que je suis, à dessiner le plan d’une pièce nouvelle[7], toute pleine d’amour. J’en suis honteux ; c’est la rêverie d’un vieux fou. Tant que j’aurai les doigts enflés à Strasbourg, je ne serai pas tenté d’y travailler ; mais, si je vous voyais, mon cher ange, je ne répondrais de rien.
Comment se porte Mme d’Argental ? comment vont vos amis, vos plaisirs, votre Pontoise ? Avez-vous vu ma pauvre nièce[8], le martyr de l’amitié et la victime des Vandales ? N’avez-vous pas été bien ébaubi ? L’aventure est unique. Jamais Parisienne n’avait été encore mise en prison, chez les Bructères, pour l’œuvre de poëshie d’un roi des Borusses. Certes le cas est rare.
Mon ange, tout ce que vous voyez vous rendra plus philosophe que jamais. Si je vous disais que je le suis, me croiriez-vous ? Je n’en crois rien, moi. Cependant, depuis Gotha jusqu’à Strasbourg, de princes en Yangois[9], et de palais en prison et cabarets, j’ai tranquillement travaillé cinq heures par jour au même ouvrage÷[10]. J’y travaille encore avec mes doigts enflés, qui vous écrivent que je vous aime tendrement.
- ↑ Voltaire, parti de Francfort avec Colini, le matin du 7 juillet, arriva à Strasbourg le 16 auguste suivant, après avoir passé par Mayence, Worms, Manheim, Schwetzingen, Rastadt, et Kehl. (Cl.)
- ↑ Charles-Théodore de Sultzbach.
- ↑ Frédéric II, roi de Prusse, était électeur de Brandehourg.
- ↑ Celui qui avait guéri Voltaire de la petite vérole ; en novembre 1723. En 1753, il était inspecteur des hôpitaux d’Alsace. (Cl.)
- ↑ Le nom de Monime désigne Mlle Lecouvreur, qui avait débuté par ce rôle (voyez tome XXII, page 70) ; elle avait eu de M. de Klinglin, père de Mme de Lutzelbourg et ancien préteur royal à Strasbourg, une fille, qui est connue sous le nom de Mlle Daudet. (B.)
- ↑ D’Argenlal était conseiller d’honneur de la grand’chambre, exilée à Pontoise, par Louis XV, depuis le 10 mai 1753.
- ↑ L’Orphelin de la Chine.
- ↑ Mme Denis n’avait quitté Francfort que le 8 ou le 9 juillet, et elle était retournée directement à Paris.
- ↑ Allusion à une des malencontreuses excursions de don Quichotte.
- ↑ Les Annales de l’Empire.