Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2649

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Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 126-127).
2649. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
À Strasbourg, 22 septembre.

Madame, après avoir écrit à Votre Altesse sérénissime la lettre qu’elle m’ordonne de lui envoyer, je me livre à mon étonnement, aux transports de ma sensibilité, à tout ce que je dois à votre cœur adorable. Madame, il n’y a que vous au monde auprès de qui je voulusse finir ma vie. Je me suis arrêté auprès de Strasbourg uniquement pour y finir cet ouvrage que Votre Altesse sérénissime m’avait commandé. Le hasard, qui conduit tout, a voulu que j’eusse ici un bien assez considérable, qui est dans une terre d’Alsace, appartenant à monseigneur le duc de Wurtemberg. Votre Altesse sérénissime sent bien que la fortune ne peut jamais être un motif pour souhaiter les bonnes grâces du roi de Prusse : non, madame, je ne veux que les vôtres, et si je peux ambitionner quelque retour de sa part, c’est uniquement parce que je vous le devrai. Mon cœur est pénétré de ce que vous daignez faire : c’est le seul sentiment dont je sois capable ; je dois vous ouvrir, madame, un cœur qui est entièrement à vous. Il est clair que le premier pas, dans toute cette abominable affaire, est la lettre que fit imprimer le roi de Prusse contre kœnig et contre moi ; il est clair que ce premier faux pas, si indigne d’un roi, a conduit à toutes les autres démarcbes. L’outrage affreux fait à ma nièce dans Francfort a indigné toute l’Europe, et la cour de Versailles comme celle de Vienne, Que peut-on espérer, madame, d’un homme qui n’a point réparé cette indignité, et qui au contraire a disculpé en quelque sorte ses ministres, en écrivant à la ville de Francfort, tandis qu’il les désavouait à Versailles ? Pensez-vous, madame, qu’il ait un cœur aussi bon, aussi vrai que le vôtre ? Pensez—vous qu’il respecte l’humanité et la vérité ?

Du moins il est sensible à la gloire. C’est par là seulement qu’on peut obtenir quelque chose de lui : et puisque vos bontés généreuses ont commencé cet ouvrage, il ne faut pas qu’elles en aient le démenti. Peut-être qu’en effet M, de Gotter[2] pourra quelque chose, surtout s’il n’est pas à lui : mais il pourra bien peu sans Mme la margrave de Baireuth. Sans doute, madame, le roi voudra se justifier auprès de vous : peut-il ne pas ambitionner votre estime ? Mais il ne voudra que se justifier à mes dépens, plus jaloux de pallier son tort que de le réparer : il est roi, il a cent cinquantle mille hommes, il peut m’écraser ; mais il ne peut empêcher qu’une âme comme la vôtre ne le condamne secrètement.

Il en sera tout ce qu’il pourra : je suis trop heureux ; les bontés de Votre Altesse sérénissime me consolent de tout. La forêt de Thuringe ne me fait plus trembler. Gotha devient le climat de Naples. Puissé-je, après la révision de mes empereurs, me venir jeter à vos pieds ! Mon cœur y est, il y parle à madame la grande maîtresse : il dit qu’il veut ne respirer que pour Votre Altesse sérénissime ; il est votre sujet jusqu’au tombeau avec le plus profond respect.

  1. Editeurs, Bavoux et François.
  2. Grand-maréchal de la maison du roi de Prusse.