Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2650

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 127-128).

2650. — À MADAME LA MARGRAVE DE BAIREUTH[1].
À Strasbourg, 22 septembre (1753).

Madame, je me regarderais comme coupable envers Votre Altesse royale, et je trahirais mes plus chers sentiments si je ne lui écrivais pas dans cette occasion,

Mme la duchesse de Gotha vient de me remplir de surprise et de reconnaissance en me mandant qu’elle a chargé M. de Gotter de parler au roi votre frère, et d’implorer en ma faveur votre protection auprès de Sa Majesté. Votre Altesse royale n’ignore pas que je n’en ai jamais voulu d’autre que la votre. Sans la fatale circonstance et le malheureux voyage de ma nièce, j’aurais été de Leipsick à Baireuth me mettre à vos pieds. Le mal est fait. Mais est-il sans remède ? La philosophie du roi, votre humanité, vos conseils, vos prières, tout cela ne pourra-t-il rien ? Qui dira la vérité à un grand homme, si ce n’est pas vous, madame ? J’avoue, j’ai dit, j’ai écrit au roi, et je dirai toute ma vie que j’ai eu tort de m’opiniâtrer. Mais, madame, est-ce une affaire d’État ? C’est une puérilité de littérature. C’est une querelle d’algèbre, c’est un minimum, et c’est pour cela que j’ai été prisonnier six semaines à Francfort, que j’ai perdu la saison des eaux dans une maladie affreuse, que ma nièce a été traînée par des soldats dans les rues de Francfort ; qu’un malheureux, qui a été seul avec elle pendant la nuit, et qui lui a ôté ses domestiques, l’a voulu outrager ! Ces violences ont été exercées par un nommé Freytag, qui se dit ministre du roi. Le roi ne sait point que c’est un homme qui a été condamné à être sous la potence et à traîner la brouette à Dresde. Toutes ces affreuses circonstances sont connues dans toutes les cours, et Sa Majesté les ignore peut-être.

Pour moi, madame, quel est mon état ? Je suis vieux et infirme. J’avais sacrifié au roi les dernières années de ma vie. Je n’ai vécu que pour lui seul pendant trois années. Tout mon temps a été partagé entre lui et le travail. J’ai tout abandonné pour lui. Il le sait. Ne se souviendra-t-il que d’une malheureuse querelle littéraire ? Il faut, madame, vous dire la vérité ! Votre Altesse royale est digne de l’entendre. Tout le mal vient de la lettre que le roi fit imprimer contre Kœnig et contre moi dans le temps qu’il n’était pas instruit de la dispute. Je ne dis pas cela pour diminuer mon tort ; j’avouerai toujours que j’en ai un très-grand de n’avoir pas gardé le silence, et de m’être opiniâtré. Mais quinze ans de rattachement le plus tendre doivent assurément obtenir grâce pour un moment d’humeur. J’ose en faire juge Notre Altesse royale. Je lui demande s’il n’est pas de la gloire d’un aussi grand homme d’oublier une faute et de se souvenir des services ? Faudra-t-il qu’il reste à la postérité tant de monuments de la correspondance dont le roi m’a honoré et de l’idolâtrie que j’ai eue pour lui, et que la postérité dise : Tout a fini par la prison et par insulter une femme innocente ? Ah ! madame, n’y a-t-il de gloire qu’à avoir une bonne armée ? Le roi votre frère aime la véritable gloire, et il la mérite. Il vous aime, il doit vous croire. Madame, il s’agit de signaler la grandeur de votre âme et de toucher la sienne. Faites tout ce qu’il vous plaira. Je me mets entièrement entre vos mains respectables. Je ne parle point à Votre Altesse royale de tout ce qu’on dit à Versailles, à Vienne, à Paris, à Londres ; c’est votre cœur seul qu’il faut écouter. C’est au cœur seul du roi que vous parlerez. Vous le toucherez, puisque vous l’avez entrepris. Le mien sera à jamais pénétré du plus profond et du plus tendre respect pour Votre Altesse royale. Permet-elle que je me mette aux pieds de monseigneur ?


Jadis Frêre Voltaire.

  1. Revue française, mars 1866 ; tome XIII, paire 351.