Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2660

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Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 137-138).

2660. — À MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
Dans mes montagnes, ce 24 octobre.

Comment ! madame, est-ce que vous n’auriez pas reçu la lettre datée de mes montagnes, et mes remerciements des belles nouvelles de la fermeté romaine du Grand-Châtelet de Paris ? Tout ceci est le combat des rats et des grenouilles[1]. On songe à Paris à de misérables billets de confession, et on ne songe ni à la petite vérole ni à l’autre. Ces deux demoiselles font pourtant plus de ravage que le clergé et le parlement. On voit tranquillement nos voisins les Anglais se garantir au moins de la petite. Vous n’entendrez parler à Londres d’aucune dame morte de cette maladie : l’insertion les sauve, et l’on n’a pas ou encore le courage de les imiter, M. de Beaufremont est le seul qui ait fait inoculer un de ses enfants, et on s’est moqué de lui : voilà ce qu’on gagne en France. Tout ce qui est au-dessus des forces de la nation est ridicule. Si j’avais un fils, je lui donnerais la petite vérole avant de lui donner un catéchisme.

Je retournerai bientôt de ma solitude dans la grande ville de Colmar. J’ai été voir les ruines du château de Horbourg, sur les quelles j’avais quelque dessein de bâtir une jolie maison. Il s’y trouve quelque difficulté : le duc de Wurtemberg ; a un procès pour cette vénérable masure au conseil privé, et je n’irai pas bâtir un hospice qui aurait un procès pour fondement. Mais, madame, on m’a dit un mot du beau château de feu monsieur votre frère. N’est-ce pas Oberberkeim[2], ou quelque nom de cette douceur ? Il est, je crois, difficile de le vendre. N’appartient-il pas à des mineurs ? Mais personne ne l’habite ; et, si la maison et le fief ne sont pas compris dans le fief invendable, si on peut louer le château, avec les meubles qui y sont, en attendant que la famille s’arrange, ne serait-ce pas l’avantage de la famille ? Je le louerai si on veut ; je ferai un bail ; je payerai un an d’avance pour faire plaisir à la famille, et, pour pot-de-vin, je vous ferai un petit quatrain[3] pour votre tableau. Mais à qui faut-il s’adresser, et comment faire ? ma proposition n’est-elle pas indiscrète ? Je ne vous dis toutes ces rêveries que parce qu’on m’a déjà pressenti sur un accommodement concernant ce château. N’y viendrez-vous pas, madame, avec votre charmante amie ? Vous sentez bien que la maison serait à vous, et que je n’y serais que votre intendant. Mandez-moi, je vous prie, ce que vous en pensez ; si on veut vendre à vie, si on veut louer, si on peut s’arranger. J’ai la meilleure partie de mon bien à la porte de Colmar. J’ai envie de me faire Alsacien pour vous ; la fin de ma vie en sera plus douce. Je n’ai vu qu’en passant l’abbé de Munster[4] ; il est occupé à Colmar ; il m’a paru fort aimable. Il a tué du monde, il a fait l’amour, il est poli, il a de l’esprit, il est riche, il ne lui manque rien. Les processions de Rouen n’ont pas le sens commun ; ce n’est plus le temps des processions de la Ligue ; de petites cabales ont succédé aux grandes guerres civiles ; il faut payer son vingtième, se chauffer, et se taire, le reste viendra. Mille tendres respects, etc.

P. S. Je reçois dans ce moment votre lettre du 17. Votre magistrat n’avait donc pas de vin du Rhin ?

Est-ce que Mme  de Maintenon[5] donne une Sunamite à son David ?

  1. Chanté par Homère sous le titre de Batrachomyomachie
  2. Sans doute Oberhergheim, à trois ou quatre lieues de Colmar.
  3. Voyez ce quatrain dans la lettre de Voltaire à Mme  de Lutzelbourg du 23 octobre 1754.
  4. Petite ville à une demi-lieue de Luttenbach.
  5. Probablement la Pompadour.