Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2684

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 159-160).

2684. — À M. DE CIDEVILLE.
À Colmar, le 28 Janvier.

Mon cher et ancien ami, s’il est triste que les Français n’aient point de musique, il est encore plus triste qu’ils n’aient point de lois, et que les affaires publiques soient dans une confusion dont tous les particuliers se ressentent, Porro unum est necessarium, dit le père Berruyer après l’autre[1]. Mais ce necessarium, c’est la justice. Ce monde-ci est destiné à être bien malheureux, puisque, dans la plus profonde paix, on éprouve des désastres que la guerre même n’a jamais causés.

Si je voulais me plaindre des petites choses, je me plaindrais de l’édition barbare et tronquée qu’on a faite d’un ouvrage qui pouvait être utile ; mais les coups d’épingle ne sont pas sentis par ceux qui ont la jambe emportée d’un coup de canon. Ce ratio ultima regumme déplaît beaucoup. Je regarde comme un des plus tristes effets de ma destinée de n’avoir pu passer avec vous le reste d’une vie que j’ai commencée avec vous ; mais les pauvres humains sont des balles de paume avec lesquelles la fortune joue.

Je voudrais bien que ma balle fût poussée à Launai[2] ; mais elle fait tant de faux bonds que je ne peux savoir où elle tombera : ce ne sera pas probablement au théâtre des Ostrogoths de Paris. Je n’irai plus me fourrer dans ce tripot de la décadence. Vous avez d’ailleurs tant de grands hommes à Paris qu’on peut bien négliger cette partie de la littérature ; vous avez de plus des navets, et moi je n’ai plus de fleurs. Mon cher Cideville, à notre âge, il faut se moquer de tout, et vivre pour soi. Ce monde-ci est un vaste naufrage : sauve qui peut ; mais je suis bien loin du rivage !

Mes compliments au grand abbé[3]. Je vous embrasse, mon ancien ami, bien tendrement.

  1. Cet autre est saint Luc, ch. x, v. 42. (Cl.)
  2. Campagne de Cideville, située à cinq lieues de Rouen.
  3. L’abbé du Resnel.