Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2688
Vraiment, mon cher ange, il est bien vrai que les impressions de cette malheureuse Histoire, prétendue universelle, ne sont pas effacées ; les plaies sont récentes, elles saignent, et sont bien profondes. Il est certain qu’on m’a voulu perdre en France, après m’avoir perdu en Prusse, et qu’on a engagé ces coquins de libraires de Berlin et de la Haye à imprimer un ancien manuscrit informe pour m’achever. Il est incontestable que ce manuscrit est très-différent[1] du mien. Je conjurai ma nièce d’exiger la suppression du livre, dès qu’il parut ; elle eut la faiblesse de croire ceux qui en étaient contents : elle me manda que M. de Malesherbes le trouvait très-bon ; et aujourd’hui M. de Malesherbes croit ne me pas devoir le témoignage que je demande. Il m’est pourtant essentiel qu’on sache la vérité ; non que j’espère qu’on me rendra une entière justice, mais du moins la persécution en serait affaiblie ; elle est extrême. Il ne s’agit plus probablement de Sainte-Palaye, et encore moins de tragédie ; il s’agit d’aller mourir loin des injustices et des persécutions. N’auriez-vous point, mon cher ange, quelque homme sage et discret, à la probité de qui je pusse confier le maniement de mes affaires et l’emballage de mes meubles ? Vous aviez, ce me semble, un clerc de notaire dont vous étiez très-content ; il faudrait que vous eussiez la bonté d’arranger avec lui ses appointements ; je le chargerais de ma correspondance ; mais j’exigerai le plus profond secret. J’attends cette nouvelle preuve de votre généreuse amitié. Je ne peux songer à tout cela sans répandre des larmes.
J’ai écrit à Lambert[2] ; je lui ai recommandé des cartons que je lui ai envoyés pour ces Annales. Je vous prie, quand vous irez à la comédie, d’exiger de lui cette attention. La passion des esprits faibles ferait trop crier les esprits méchants.
Adieu, mon adorable ange ; mille compliments à Mme d’Argental.