Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2691

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 165-166).

2691. — À POLIER DE BOTTENS[1].
Colmar, 10 février.

Votre lettre me touche sensiblement ; c’est une vraie peine pour moi de n’y pouvoir répondre de ma main ; mais le triste état de ma santé me prive de toutes les consolations. Je ne reçus point à Francfort les lettres dont vous faites mention. Votre dernière me fait voir que vous me conservez les bontés avec lesquelles vous m’aviez prévenu, et redouble l’enie que j’ai toujours eue de finir ma vie dans un pays libre, sous un gouvernement doux, loin des caprices des rois et des intrigues des cours. J’ai toujours pensé que l’air de Lausanne conviendrait mieux à ma santé que celui d’Angleterre ; mais je ne sais encore


Me si fata meis patiuntur ducere vitam
Auspiciis, et sponte mea componere curas.

(Virg., Æn., lib. IV, v. 340.)

Je suis toujours gentilhomme ordinaire de la chambre du roi de France ; et, lorsque le roi de Prusse m’arracha à ma patrie, à ma famille, à mes amis, dans un âge avancé, pour cultiver avec lui la littérature, et pour lui servir de précepteur pendant deux années, j’eus besoin d’une permission expresse du roi mon maître. Je me suis retiré à Colmar pour y achever un petit abrégé de l’Histoire de l’Empire, que j’avais commencé en Allemagne ; mais j’ignore encore si je pourrai obtenir la permission d’aller finir mes jours sur les bords de votre lac. Je désirerais que M. Bousquet[2] entreprît une édition correcte de mes véritables ouvrages, qu’on ne connaît pas, et qui sont en vérité fort différents de tout ce qui a paru jusqu’ici. Je souhaite passionnément que ma destinée me permette d’exécuter tous ces projets. Au reste, je suis un solitaire qui ne connais que mon cabinet, le coin de mon feu pendant l’hiver, et le plaisir d’un peu de promenade pendant l’été. Je ne suis point sorti de ma chambre depuis que j’habite Colmar ; je mène la vie d’un philosophe et d’un malade. La conversation de quelques personnes instruites, et surtout la vôtre, monsieur, seraient mes seuls besoins et mes seuls délassements. Je ferai tout ce qui dépendra de moi pour me procurer une retraite aussi douce ; je sens par avance que vous me la rendrez bien chère. Je ne peux pour le présent faire encore aucune disposition. Je vous prie seulement, monsieur, de vouloir bien remercier pour moi la personne qui m’offre l’appartement dont vous me parlez. Il faut aujourd’hui me borner à vous assurer de la sensible reconnaissance avec laquelle j’ai l’honneur d’être, etc.


Voltaire.

  1. Antoine-Noé Polier de Bottens, né le 27 décembre 1713, d’abord ministre du saint Évangile à Lausanne, puis premier pasteur, fut l’un des signataires de la pièce rapportée tome XIV, page 135. Il est le père de la célèbre. Mme de Montolieu.
  2. Marc-Michel Bousquet, l’un des imprimeurs de Lausanne.