Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2692

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 166-168).

2692. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
À Colmar, 10 février 1754.

Madame, j’aurais été un impertinent si, après que Votre Altesse sérénissime a eu la fièvre, je ne l’avais pas eue aussi. C’est ce qui m’a empêché de répondre plus tôt à toutes vos bontés.

Mais, madame, faut-il que la petite-fille d’Ernest le Pieux veuille, par ses générosités, me faire tomber dans le péché de la simonie[2] ? Madame, il n’est pas permis de vendre les choses saintes. L’envie de vous plaire, le bonheur d’obéir à vos ordres m’est plus sacré que toutes les patènes de nos églises. Non, vous ne pouvez ignorer, madame, le plaisir que j’ai eu de faire un ouvrage que Votre Altesse sérénissime a cru pouvoir être utile. Elle m’a permis de l’embellir de son nom ; il a été commencé dans son palais : voilà sans doute la récompense la plus chère. Que la grandeur de votre âme pardonne à ma juste délicatesse.

Grande maîtresse des cœurs, venez ici à mon secours ; je vous en conjure, empêchez la souveraine suprême de votre empire d’embarrasser une âme qui est tout entière à elle. Madame de Buchwald, madame de Sévigné de la Thuringe, parlez ferme. Dites hardiment à madame la duchesse que mon cœur, pénétré de la plus tendre reconnaissance, ne peut absolument accepter ses bienfaits. C’en est trop. N’en ai-je pas été assez comblé ? vous le savez ; vous n’y avez que trop contribué. Vous souvenez-vous de cette salle des Électeurs, de ces bontés, de ces attentions continuelles qui me font encore rougir ? N’ai-je pas encore avec moi des médailles si bien gravées, et qui le sont dans mon cœur encore mieux ? Faites comme vous l’entendrez. Fâchez Son Altesse sérénissime ; mais déclarez-lui qu’après le séjour que j’ai fait à Gotha, je ne veux absolument rien accepter. Vous savez, grande maîtresse, si on ne prend pas la liberté d’aimer votre souveraine pour elle-même.

Voilà, madame, ce que je dis à Mme de Buchwald. J’espère qu’elle prêtera à mes sentiments une éloquence qui vous désarmera. Pour moi, madame, je n’ai point de termes pour exprimer à Votre Altesse sérénissime combien je suis attaché à votre personne. Pourquoi ai-je quitté votre cour’? pourquoi n’y ai-je pas achevé ce qu’elle m’avait commandé ? Ma destinée est bien bizarre et bien malheureuse. Le jour que vous m’ordonnâtes, madame, de venir dans votre palais, je devais loger chez Friesleben. J’y serais encore ; j’y aurais travaillé à vous plaire. L’abominable scène de Francfort, à jamais honteuse pour le roi de Pusse, ne se serait point passée. Mais je fus si honteux d’être dans cette chambre des Électeurs, d’être servi par vos officiers, de n’aller que dans vos équipages, d’éprouver vos bontés renaissantes à chaque moment, que je n’osai pas en abuser davantage.

Je parle très-sérieusement, madame : c’est cela seul qui m’a perdu. Mais aussi ce sont les mêmes bontés qui font le charme et la consolation de ma vie. Conservez-les-moi ; regardez-moi comme le plus zélé, le plus reconnaissant de tous vos serviteurs. Approcher de votre personne est ma gloire, ma récompense, mon bonheur ; ne me donnez rien. Mais Votre Altesse sérénissime va être bien étonnée. Je prends la liberté de vous faire un emprunt; voici ce que c’est : un coquin de libraire de la Haye et de Berlin, nommé Jean Néaulme, a défiguré, comme le sait Votre Altesse sérénissime, une partie de certaine Histoire universelle. Je suis dans la nécessité de retravailler cet ouvrage si indignement mutilé. Je n’en ai point de copie. Il faut que toutes mes consolations me viennent de Gotha. Si Votre Altesse sérénissime daigne me prêter son exemplaire pour quelques mois, je le rendrai bien fidèlement. Je travaillerai à cet ouvrage, le reste de l’hiver, en Alsace, où je me suis retiré pour achever à mon aise les Annales de l’Empire. Ainsi, madame, tous mes travaux auront Votre Altesse sérénissime pour objet. Je la supplie donc très-humblement de ne me rien envoyer par les banquiers de Francfort, mais de vouloir bien me faire parvenir ce manuscrit par la même voie qu’elle m’indiqua, quand elle voulut bien recevoir le premier volume des Annales de l’Empire.

Me permettra-t-elle que je joigne ici un petit paquet pour M. de Rothberg ? Il s’agit de corrections essentielles dans les vers techniques. Rien ne peut mieux servir en effet à aider la mémoire ; mais il faut que la chronologie y soit exacte jusqu’au scrupule, et qu’il n’y ait pas la moindre faute d’inadvertance. Je ne veux pas tromper la jeunesse.

Votre Allesse sérénissime daigna, dans son avant-dernière lettre, me parler du bonheur de deux nouveaux mariés ; puissent-ils bientôt vous donner, madame, de nouveaux sujets ! Heureux ceux qui sont établis dans vos États ! M. de Valdener est probablement à votre cour. Il la fournit de filles d’honneur. J’allai le voir au château de son frère sur la fin de l’automne, uniquement pour lui parler de Mme la duchesse de Saxe-Gotha. Depuis ce temps, je n’ai pas quitté ma retraite.

Je me mets aux pieds de Votre Altesse sérénissime, madame, à ceux de monseigneur, et de toute votre auguste famille, avec un cœur pénétré du plus profond respect, d’un attachement et d’une reconnaissance qui dureront autant que ma vie. Je supplie encore une fois Votre Altesse sérénissime de révoquer l’ordre de cette simonie, donné à Francfort.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.
  2. La duchesse lui offrait mille louis pour ses travaux historiques. (A. F.)