Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2698

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 173-174).

2698. — À. MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
À Colmar, 23 février 1754.

Madame, Votre Altesse sérénissime doit me trouver bien hardi. Non-seulement j’ai l’audace de ne pas recevoir, mais j’ai encore celle de ne pas emprunter. J’ai enfin retrouvé un manuscrit de cette Histoire universelle, conforme à celui que Votre Altesse sérénissime a entre les mains. Ainsi je la supplie de vouloir bien garder ce faible ouvrage, tout indigne qu’il est d’être dans sa bibliothèque. Je ne trouve guère d’expressions pour lui dire combien je suis touché et de ses bontés et de ses générosités ; j’en trouverais encore moins pour lui témoigner mon désir extrême de venir me mettre à ses pieds ; il n’y aura certainement que ma mauvaise santé qui pourra me priver de cette consolation. Mon état empire tous les jours, et je serai forcé d’aller chercher bientôt quelque coteau méridional, comme on transplante dans un terrain bien exposé les arbres qui périssent au nord. Je ne me suis arrêté en Alsace que pour y finir ces Annales de l’Empire, que vos ordres sacrés m’ont fait seuls entreprendre. Ils commencent à déplaire aux fanatiques de ma communion, qui ne sont contents de rien, à moins qu’on ne dise que tous les papes et tous leurs bâtards ont été des saints, que tous les biens de la terre doivent appartenir de droit divin, moitié aux chanoines et moitié aux jésuites, et qu’il faut brûler à petit feu par charité tous ceux qui ne pensent pas comme eux.

Comme j’ai le malheur de n’avoir pas des principes si chrétiens et si salutaires, je souffre déjà quelques petites persécutions de la part des jésuites qui gouvernent dans le diocèse de l’évêque de Porentruy, dans lequel est Colmar, où je fis imprimer ces Annales. Je ne sais pas encore si je serai brûlé, ou seulement excommunié. Je ne puis que les remercier tendrement, puisqu’ils n’ont d’autre objet sans doute que celui de mon salut. Je prie Dieu pour eux, et je voudrais qu’ils eussent tous déjà la vie éternelle : car en vérité ils font trop de mal dans celle-ci. C’est à vous, madame, c’est à des grandes maîtresses des cœurs que je souhaite tout le contraire de cette vie éternelle et bienheureuse. Je vous souhaite cent ans de cette abominable vie mondaine, où vous faites criminellement tant de bien par l’indigne amour de la seule vertu. Que ne puis-je être le témoin de vos scandales, et me mettre aux pieds de Votre Altesse sérénissime et de votre auguste famille, avec le plus profond et le plus tendre respect !

  1. Éditeurs Bavoux et François.