Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2711

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 186-187).

2711. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Colmar, le 10 mars.

Mon cher et respectable ami, je ne peux que vous montrer des blessures que la mort seule peut guérir. Me voilà exilé pour jamais de Paris, pour un livre qui n’est pas certainement le mien dans l’état où il paraît, pour un livre que j’ai réprouvé et condamné si hautement. Le Procès-verbal authentique de confrontation que j’ai fait faire, et dont j’ai envoyé sept exemplaires à Mme Denis, ne parviendra pas jusqu’au roi, et je reste persécuté.

Cette situation, aggravée par de longues maladies, ne devrait pas, je crois, être encore empoisonnée par l’abus cruel que ma nièce a fait de mes malheurs. Voici les propres mots de sa lettre du 20 février : « Le chagrin vous a peut-être tourné la tête ; mais peut-il gâter le cœur ? L’avarice vous poignarde ; vous n’avez qu’à parler… Je n’ai pris de l’argent chez Laleu que parce que j’ai imaginé à tout moment que vous reveniez, et qu’il aurait paru trop singulier, dans le public, que j’eusse tout quitté, surtout ayant dit à la cour et à la ville que vous me doubliez mon revenu. »

Ensuite elle a rayé à demi l’avarice vous poignarde, et a mis l’amour de l’argent vous tourmente.

Elle continue : « Ne me forcez pas à vous haïr… Vous êtes le dernier des hommes par le cœur. Je cacherai autant que je pourrai les vices de votre cœur. »

Voilà les lettres que j’ai reçues d’une nièce pour qui j’ai fait tout ce que je pouvais faire, pour qui j’étais revenu en France autant que pour vous, et que je traite comme ma fille !

Elle me marque, dans ses indignes lettres, que vous êtes aussi en colère contre moi qu’elle-même. Et quelle est ma faute ? De vous avoir suppliés tous deux de me déterrer quelque commissionnaire sage, intelligent, qui puisse servir pour elle et pour moi. Pardonnez, je vous en conjure, si je répands dans votre sein généreux mes plaintes et mes larmes. Si j’ai tort, dites-le-moi ; je vous soumets ma conduite : c’est à un ami tel que vous qu’il faut demander des reproches quand on a fait des fautes. Que Mme Denis vous montre toutes mes lettres ; vous n’y verrez que l’excès de l’amitié, la crainte de ne pas faire assez pour elle, une confiance sans bornes, l’envie d’arranger mon bien en sa faveur, en cas que je sois forcé de fuir et qu’on me confisque mes rentes (comme on le peut, et comme on me l’a fait appréhender), un sacrifice entier de mon bonheur au sien, à sa santé, à ses goûts. Elle aime Paris ; elle est accoutumée à rassembler du monde chez elle ; sa santé lui a rendu Paris encore plus nécessaire. J’ai pour mon partage la solitude, le malheur, les souffrances, et j’adoucis mes maux par l’idée qu’elle restera à Paris, dans une fortune assez honnête que je lui ai assurée, fortune très-supérieure à ce que j’ai reçu de patrimoine. Enfin, mon adorable ami, condamnez-moi si j’ai tort. Je vous avoue que j’ai besoin d’un peu de patience ; il est dur de se voir traiter ainsi par une personne qui m’a été si chère. Il ne me restait que vous et elle, et je souffrais mes malheurs avec courage quand j’étais soutenu par ces deux appuis. Vous ne m’abandonnerez pas ; vous me conserverez une amitié dont vous m’honorez dès notre enfance. Adieu, mon cher ange. J’ai fait évanouir entièrement la persécution que le fanatisme allait exciter contre moi jusque dans Colmar, au sujet de cette prétendue Histoire universelle ; mais j’aurais mieux aimé être excommunié que d’essuyer les injustices qu’une nièce, qui me tenait lieu de fille, a ajoutées à mes malheurs.

Mille tendres respects à Mme d’Argental.