Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2722

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 196-198).

2722. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Colmar, le 21 mars.

Mon cher et respectable ami, je reçois votre lettre du 17 mars. Elle fait ma consolation, et j’y ajoute celle de vous répondre. C’est bien vous qui parlez avec éloquence de l’amitié ; rien n’est plus juste. À qui appartient-il mieux qu’à vous de parler de cette vertu, qui n’est qu’une hypocrisie dans la plupart des hommes, et qu’un enthousiasme passager dans quelques-uns ?

Les malheurs d’une autre espèce qui m’accablent ne me permettent pas de m’occuper des autres malheurs qui sont le partage des gens qu’on nomme heureux. Si j’ai le bonheur de vous voir, je vous en dirai davantage ; mais, mon chor ami, voici mon état :

Il y a six mois que je n’ai pu sortir de ma chambre. Je lutte à la fois contre les souffrances les plus opiniâtres, contre une persécution inattendue, et contre tous les désagréments attachés à la disgrâce. Je sais comme on pense, et, depuis peu, des personnes qui ont parlé au roi, tête à tête, m’ont instruit. Le roi n’est pas obligé de savoir et d’examiner si un trait qui se trouve à la tête de cette malheureuse Histoire prétendue universelle est de moi ou n’en est pas ; s’il n’a pas été inséré uniquement pour me perdre. Il a lu ce passage[1], et cela suffit. Le passage est criminel ; il a raison d’en être très-irrité, et il n’a pas le temps d’examiner les preuves incontestables que ce passage est falsifié. Il y a des impressions funestes dont on ne revient jamais, et tout concourt à me démontrer que je suis perdu sans ressource. Je me suis fait un ennemi irréconciliable du roi de Prusse en voulant le quitter ; la prétendue Histoire universelle m’a attiré la colère implacable du clergé ; le roi ne peut connaître mon innocence ; il se trouve enfin que je ne suis revenu en France que pour y être exposé à une persécution qui durera même après moi. Voilà mon état, mon cher ange ; et il ne faut pas se faire illusion. Je sens que j’aurais beaucoup de courage si j’avais de la santé ; mais les souffrances du corps abattent l’âme, surtout lorsque l’épuisement ne me permet plus la consolation du travail. Je crains d’être incessamment au point de me voir incapable de jouir de la société, et de rester avec moi-même. C’est l’effet ordinaire des longues maladies, et c’est la situation la plus cruelle où l’on puisse être. C’est dans ce cas qu’une famille peut servir de quelque ressource, et cette ressource m’est enlevée.

Si je cherchais un asile ignoré, et si je le pouvais trouver ; si l’on croyait que cet asile est dans un pays étranger, et si cela même était regardé comme une désobéissance, il est certain qu’on pourrait saisir mes revenus. Qui en empêcherait ? J’ai écrit à Mme  de Pompadour, et je lui ai mandé que, n’ayant reçu aucun ordre positif de Sa Majesté, étant revenu en France uniquement pour aller à Plombières, ma santé empirant, et ayant besoin d’un autre climat, je comptais qu’il me serait permis d’achever mes voyages. Je lui ai ajouté que, comme elle avait peu le temps d’écrire, je prendrais son silence pour une permission. Je vous rends un compte exact de tout. J’ai tâché de me préparer quelques issus, et de ne me pas fermer la porte de ma patrie ; j’ai tâché de n’avoir point l’air d’être dans le cas d’une désobéissance. L’électeur palatin[2] et Mme  la duchesse de Gotha m’attendent ; je n’ai ni refusé ni promis. Vous aurez certainement la préférence, si je peux venir vous embrasser sans être dans ce cas de désobéissance. En attendant que de tant de démarches délicates je puisse en faire une, il faut songer à me procurer, s’il est possible, un peu de santé. J’ignore encore si je pourrai aller au mois de mai à Plombières, Pardon de vous parler si longtemps de moi, mais c’est un tribut que je paye à vos bontés ; j’ai pour que ce tribut ne soit bien long.

J’enverrai incessamment le second tome des Annales : je n’attends que quelques cartons. Adieu, mon cher ange ; adieu, le plus aimable et le plus juste des hommes. Mille tendres respects à Mme  d’Argental. Ah ! j’ai bien peur que l’abbé[3] ne reste longtemps dans sa campagne.

  1. Voyez la note, tome XXIII, page 51.
  2. Charles-Théodore.
  3. L’abbé de Chauvelin, enfermé d’abord au Mont-Saint-Michel, et ensuite dans la citadelle de Caen. Il était sans doute exilé alors aux environs de Paris. (Cl.)