Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2723

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 198-200).

2723. — À M. LE MARQUIS D’ARGENS.
Colmar, mars.
à très-révérend père en diable, isaac onitz.

À Très-révérend père et très cher frère, votre lettre ferait mourir de rire les damnés les plus tristes. Je suis malheureusement de ce nombre : il y a six mois que je ne suis sorti de ma chaumière ; mais votre lettre infernale et comique serait capable de me rendre la santé.

J’aurais bien mieux aimé sans doute être exhorté à la mort par Votre Paternité que par des révérends pères jésuites qui, ne pouvant brûler les Bayle et les Isaac en personne, brûlent impitoyablement leurs enfants. Mais Votre Révérence voudra bien considérer que la zizanie de quelque esprit malin se fourra jusque dans notre petit royaume de Satan, et que le méchant diable [1], qui est plus adroit que moi, me força enfin de quitter nos champs élysées.

La Philosophie du bon sens[2], mon cher diable, doit vous faire connaître, par vos propres règles, que je ne me plains, ni ne dois, ni ne puis me plaindre que le diable m’ait affublé d’une petite antienne[3] publiée à Cassel, chez Etienne. J’ai marqué simplement ce fait pour développer le caractère de ce diable, qui se donne si faussement pour n’être point faiseur d’antiennes. Ce méchant diable, à qui j’avais toujours fait patte de velours, depuis la préférence que me donna sur lui l’illustre diable[4] dont vous me parlez, a toujours aiguisé ses griffes contre moi.

Je conçois qu’un diable aille à la messe quand il est en terre papale, comme Nancy ou Colmar ; mais vous devez gémir lorsqu’un enfant de Belzébuth va à la messe par hypocrisie ou par vanité.

Chaque diable, mon très-révérend père, a son caractère. Nous sommes de bons diables, vous et moi, francs et sincères ; mais, en qualité de damnés, nous prenons feu trop aisément. Le belzébutien est plus cauteleux ; jugez-en par l’anecdote suivante.

En l’an de disgrâce 1738, il prit dans ses griffes deux habitantes de la zone glaciale, et écrivit à tous ses amis, comme à moi, que c’était le chirurgien de la troupe mesurante qui avait enlevé ces deux pauvres diablesses ; et, en conséquence, il fit d’abord faire une quête pour elles, comme réparateur des torts d’autrui. Je lui envoyai cinquante écus du faubourg d’enfer nommé Cirey, où j’étais pour lors. Le diablotin Thieriot porta lesdites cent cinquante livres tournois ; témoin la lettre du diablotin Thieriot, que j’ai retrouvée parmi mes papiers, en date du 24 décembre 1738, à Paris : « Mon cher ami, je portai hier les cinquante écus au père , de l’Académie des sciences, et je lui étalai tout ce que me faisait sentir votre générosité pour les deux créatures du Nord. Je voudrais bien qu’une si bonne action fût suivie, etc. »

Vous voyez, mon cher père et compère d’enfer, qu’il n’y a rien de si différent que diable et diable, et qu’il faut admettre le princijie des indiscernables d’Asmodée-Leibnitz ; mais surtout, mon cher réprouvé, gardez-vous des langues médisantes. Je n’ai jamais connu de damné plus crédule que vous. Souvenez-vous de la parole sacrée que nous nous sommes donnée, dans le caveau de Lucifer, de ne jamais croire un mot des tracasseries que pourraient nous faire des esprits immondes déguisés en anges de lumière.

Si je n’étais pas assez près d’aller voir Satan, notre père commun, et si nous pouvions nous rencontrer dans quelque coin de cet autre enfer qu’on appelle la terre, je convaincrais Votre Révérence diabolique de ma sincère et inaltérable dévotion envers elle. Ce n’est pas qu’un damné ne puisse donner quelquefois un coup de queue à son confrère, quand il se démène, et qu’il a un fer rouge dans le cul ; mais les véritables et bons damnés voient le cœur de leur prochain, et je crois que nos cœurs sont faits l’un pour l’autre.

Il eût été à souhaiter que le très-révérend père que j’ai tant aimé eût eu plus d’indulgence pour un serviteur très-attaché ; mais ce qui est fait est fait, et ni Dieu ni tous les diables ne peuvent empêcher le passé.

Je trempe avec les eaux du Léthé le bon vin que je bois à votre santé dans ces quartiers. J’en bois peu, parce que je suis le damné le plus malingre de ce bas monde. Sur ce, je vous donne ma bénédiction, et vous demande la vôtre, vous exhortant à faire vos agapes.

  1. Maupertuis. Voyez le septième alinéa de cette lettre.
  2. Titre d’un ouvrage de d’Argens ; la Haye, 1746, 2 vol. in-12.
  3. Voyez la lettre du 4 juin 1753, à d’Argental.
  4. Frédéric II.