Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2735

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 211-213).

2735. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
À Colmar, le 3 mai 1754.

Il vient de tomber de l’encre sur ma lettre : je demande pardon des pâtés.

Madame, les lettres charmantes dont Votre Altesse sérénissime continue à m’honorer font du désir de vous faire ma cour une passion violente. J’ai consulté, sur mon voyage de Gotha, la Nature et la Fortune, qui gouvernent despotiquement le monde ; la Nature me répond : « C’est bien à toi, vieux, malade, triste et ennuyeux, d’aller porter les restes de ton imagination languissante chez la descendante d’Hercule et la mère des Grâces ! Va prendre les eaux de Plombières, misérable ; il te faut la boutique d’un apothicaire, et non le temple de Dorothée. Tu n’es qu’une ombre ; murmure avec les ombres. Tu n’es pas fait pour le concert des déesses. Quand je t’aurai bien lavé et bien baigné, je verrai si je te donnerai la permission d’aller balbutier tes vieilles rêveries auprès de ce que j’ai fait de plus aimable. »

La Fortune, que j’ai consultée ensuite, m’a dit : « Je gouverne tout à ma fantaisie, et je me moque de celle des hommes. Ils croient faire ce qu’ils veulent, et ils ne font que ce que je veux. Tu as une passion violente pour la forêt de Thuringe ; je pourrais bien t’envoyer à Naples, ou te clouer à Colmar, ou te placer en Suisse sur un coteau méridional. Cependant, si la nature y consent, je te permettrai d’aller en Thuringe. »

Voilà, madame, la réponse de mes deux oracles. On m’a condamné malgré moi à aller à la fin à Plombières, et j’y vais au mois de juin. Ma pauvre nièce, encore malade de la manière galante dont elle a été reçue à Francfort, vient me trouver aux eaux. Après cela, madame, j’espère que la fortune me permettra le petit voyage pour lequel je lui ai présenté requête.

La lettre dont Votre Altesse sérénissime veut savoir le contenu[2] dit qu’on a conservé et qu’on n’a donné a personne le manuscrit concernant l’Histoire universelle ; qu’on ne me fera aucune infidélité, qu’on ne parle point mal de moi, qu’on croit que je ne gâterai jamais rien dans les sociétés où je me trouverai. On me dit des choses flatteuses, et en même temps on écrit à d’autres des choses piquantes sur mon compte. Il y a longtemps que je sais à quel point vont les contradictions de ce monde. Le cœur seul me conduit, madame ; il me ferait voler chez la descendante d’Hercule ; mais il ne me fera jamais marcher vers le descendant d’Ulysse.

Le chevalier de Massol est le fils d’un avocat général de la chambre des comptes de Paris. C’est une famille que je connais ; mais pour lui, je ne le connais point du tout. Si d’Arnaud s’est formé à la cour de Dresde[3], il peut devenir homme de mérite. Mais des vers français médiocres ne donnent ni réputation ni fortune, et c’est un bien mauvais métier.

On fait actuellement à Colmar une singulière expérience ; je ne sais si je n’en ai pas parlé à Votre Altesse sérénissime dans ma dernière lettre. Il s’agit de convertir le sel en salpêtre pour faire de la poudre à canon et pour tuer les hommes à meilleur marché ; on a déjà parlé de ce secret dans les gazettes. Mais il faut que ce bon marché ne soit pas si réel ; en ce cas, le roi de Prusse l’aurait. Ceux qui prétendent avoir ce grand art veulent le vendre au roi de France des sommes immenses. Il y a trois mois qu’on y travaille à Colmar. Si on y réussit, je croirai à la pierre philosophale.

La grande maîtresse des cœurs ne veut donc point de l’épithète de femme forte ? Elle a pourtant l’esprit très-fort, et son âme a des yeux de lynx, si son corps en a de taupe. Que je voudrais être encore entre la descendante d’Hercule et la grande maîtresse, aux pieds de tout ce qu’on doit respecter et aimer le plus dans le monde !

Je suis toujours avec la vénération la plus profonde et le respect le plus tendre, V.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.
  2. La lettre de Frédéric II, n° 2718.
  3. Où il était conseiller d’ambassade.