Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2734

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 210-211).

2734. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Colmar, le 2 mai.

Mon cher ange, mon ombre sera à Plombières à l’instant que vous y serez. Bénis soient les préjuges du genre humain, puisqu’ils vous amènent, avec Mme d’Argental, en Lorraine ! Venez boire, venez vous baigner. J’en ferai autant, et je vous apporterai peut-être de quoi vous amuser[1] dans les moments où il est ordonné de ne rien faire. Que je serai enchanté de vous revoir, mon cher et respectable ami ! N’allez pas vous aviser de vous bien porter ; n’allez pas changer d’avis. Croyez fermement que les eaux sont absolument nécessaires pour votre santé. Pour moi, je suis bien sûr qu’elles sont nécessaires à mon bonheur ; mais ce sera à condition, s’il vous plaît, que vous ne vous moquerez point des délices de la Suisse. Je suis bien aise de vous dire qu’à Lausanne il y a des coteaux méridionaux où l’on jouit d’un printemps presque perpétuel, et que c’est le climat de Provence. J’avoue qu’au nord il y a de belles montagnes de glace ; mais je ne compte plus tourner du côté du nord. Mon cher ange, le petit abbé a donc permuté son bénéfice ? L’avez-vous vu dans sa nouvelle abbaye ? Je vous prie de lui dire, si vous le voyez, combien je m’intéresse à sa santé. Il est vrai que je n’ai nulle opinion de son médecin[2] ; c’est un homme entêté de préjugés en isme, qui ne veut pas qu’on change une drachme à ses ordonnances, et qui est tout propre à tuer ses malades par le régime ridicule où il les met. Je crois, pour moi, qu’il faut changer d’air et de médecin.

Que je suis mécontent des Mémoires secrets de milord Bolinghroke ! Je voudrais qu’ils fussent si secrets que personne ne les eût jamais vus. Je ne trouve qu’obscurités dans son style comme dans sa conduite. On a rendu un mauvais service à sa mémoire d’imprimer cette rapsodie ; du moins c’est mon avis, et je le hasarde avec vous, parce que, si je m’abuse, vous me détromperez. Voilà donc M. de Céreste[3] qui devient une nouvelle preuve combien les Anglais ont raison, et combien les Français ont tort. Ô tardi studiorum[4] ! Nous sommes venus les derniers presque en tout genre. Nous ne songeons pas même à la vie.

Mon cher ami, je songe à la mort ; je ne me suis jamais si mal porté ; mais j’aurai un beau moment quand j’aurai l’occasion de vous embrasser.

  1. Voltaire avait sans doute fait un nouveau plan de l’Orphelin de la Chine, qu’il cite indirectement dans sa lettre du 19 août 1753, à d’Argental, et d’une manière plus précise dans celle du’26 juillet 1754, au même.
  2. Boyer, chargé de la feuille des bénéfices.
  3. Bufile-Hyacinthe de Brancas, comte de Céreste, mort de la petite vérole le 25 avril 1754, à cinquante-sept ans.
  4. Il y a dans Horace, livre Ier satire x, vers 21 : Ô seri studiorum !