Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2769

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 240-242).

2769. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
À Plombières, 17 juillet 1754.

Loin de vous et de votre image
Je suis sur le sombre rivage ;

Car Plombières est en vérité
De Proserpine l’apanage.
Mais les eaux de ce lieu sauvage
Ne sont pas celles du Léthé.
Je n’y bois point l’oubli du serment qui m’engage ;
Je m’occupe toujours de ce charmant voyage
Que dès longtemps j’ai projeté :
Je veux vous porter mon hommage.
Je n’attends rien des eaux et de leur triste usage ;
C’est le plaisir qui doiiiH » la santé.


Madame, je m’en retourne en Alsace, où je trouverai du moins le portrait dont vous m’avez honoré. Votre Altesse sérénissime est, je crois, à présent dans son royaume d’Altembourg. Je me flatte que la grande maîtresse des cœurs a eu assez de santé pour la suivre. C’est cette santé qui est le point capital ; il en faut assurément pour voyager. On me mande de Berlin qu’il court une pièce de vers, intitulée Épître à moi-même. Elle est, dit-on, très-indécente, surtout dans les circonstances présentes, et on a la cruauté de me l’attribuer. Ce sont des tours qu’on me jouera souvent ; mais ma conduite dément assez ces impostures, et le roi de Prusse me rendra toujours, à ce que j’espère, la justice qu’il m’a déjà rendue contre ces ridicules calomnies.

Le fils du maréchal de Belle-Isle a été fort fêté à Berlin, et y a très-bien réussi. Il ressemblera en tout à son père. Je m’imagine qu’il a été à la cour de Votre Altesse sérénissime, et qu’il y passera en revenant de Berlin. Ce n’est pas assez de faire des revues, et de voir des bataillons et des escadrons : cela n’est bon qu’en temps de guerre, et les vertus et les grâces sont de tous les temps.

Je vais quitter Plombières. Cette nièce qui me fit partir de Gotha, et qui fit ce malheureux voyage de Francfort, vient encore avec moi tâter de l’Allemagne ; mais c’est de l’Allemagne française. Elle m’a accompagné aux eaux ; elle m’accompagne à Colmar. Plût à Dieu qu’elle eût la même passion que moi pour la Thuringe, et qu’elle pût passer quelque jours dans une maisonnette au pied du château d’Ernest ? Notre Altesse sait que j’ai fait mes prières au destin, qui règle toutes choses dans ce monde. La nature ne m’a pas tué à Plombières ; le destin m’empêcherait-il d’aller à Gotha ? Et puisque mon cœur y est, pourquoi ma triste figure n’y serait-elle pas ?

Je ne sais nulle nouvelle digne d’être mandée. L’insipidité s’est emparée de l’Europe. Je ne connais de vif que les sentiments qui m’attachent avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance à ce qu’il y a de plus estimable au monde, etc.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.