Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2777

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 246-248).

2777. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Colmar, le 3 août.

Mon divin ange, les eaux de Plombières ne sont pas si souveraines, puisqu’elles donnent des coliques à Mme  d’Argental, et qu’elles m’ont attaqué violemment la poitrine ; mais peut-être aussi que tout cela n’est point l’effet des eaux. Qui sait d’où viennent nos maux et notre guérison ? Au moins les médecins n’en savent rien. Ce qui est sûr, c’est que Plombières a fait, pendant quinze jours[1], le bonheur de ma vie, et vous savez tous deux pourquoi. Cette année doit m’être heureuse. Je vous remercie pour Mariamne[2], et surtout pour Rome[3]. Les comédiens sont de grands butors s’ils ne savent pas faire copier les rôles. Voulez-vous que je vous envoie l’imprimé ? Dites comment, et il partira. Nos magots de la Chine n’ont pas réussi. J’en ai fait cinq : cela est à la glace, allongé, ennuyeux. Il ne faut pas faire un Versailles de Trianon ; chaque chose a ses proportions. Nous avons trouvé, Mme  Denis et moi, les cinq pavillons réguliers ; mais il n’y a pas moyen d’y loger ; les appartements sont trop froids. Nous avons été confondus du mauvais effet que fait l’art détestable de l’amplification ; alors je n’ai eu de ressource que d’embellir trois corps de logis ; j’y ai travaillé avec ce courage que donne l’envie de vous plaire ; enfin nous sommes très-contents. Ce n’est pas peu que je le sois ; je vous réponds que je suis aussi difficile qu’un autre. J’ose vous assurer que c’est un ouvrage bien singulier, et qu’il produit un puissant intérêt depuis le premier vers jusqu’au dernier. Il vaut mieux certainement donner quelque chose de bon en trois actes que d’en donner cinq insipides, pour se conformer à l’usage. Il me semble qu’il serait très à propos de faire jouer cette nouveauté immédiatement avant le voyage de Fontainebleau, supposé que l’ouvrage vous paraisse aussi passable qu’à nous ; supposé que cela ne fasse aucun tort à Rome sauvée ; supposé encore qu’on ne trouve dans nos Chinois rien qui puisse donner lieu à des allusions malignes,. J’ai eu grand soin d’écarter toute pierre de scandale. Le conquérant tartare serait à merveille entre les mains de Lekain ; La Noue a assez l’air d’un littré chinois, ou plutôt d’un magot : c’est grand dommage qu’il ne soit pas cocu. Idamé est coupée sur la taille de Mlle  Clairon. Peut-être les circonstances présentes[4] seraient favorables ; en tout cas, je vais faire transcrire l’ouvrage ; indiquez-moi la façon de vous l’envoyer par la poste.

Ce que vous me mandez, mon cher ange, de mon troisième[5] volume, me fait un extrême plaisir : plus il sera lu, et plus les gens raisonnables seront indignés contre le brigandage et l’imposture qui m’ont attribué les deux premiers ; ils seront bientôt prêts à paraître de ma façon. Il ne me faut pas six mois pour que tout l’ouvrage soit fini, pour peu que j’aie, je ne dis pas une santé, mais une langueur tolérable. Je ne demande, pour travailler beaucoup, qu’à ne pas souffrir beaucoup. Tout cela sera sans préjudice de Zulime, sur laquelle j’ai toujours de grands desseins. Voilà toute mon âme mise aux pieds de mes anges.

Vous pouvez donc à présent aller à la comédie ? Le ciel en soit béni ! Daignez donc faire mes compliments à Hérode[6] quand vous le rencontrerez dans le foyer. Pardon de la liberté grande[7]. Mme  Denis vous fait les siens très-tendrement. Elle s’est faite garde-malade. Elle travaille dans son infirmerie, et moi dans la mienne. Nous sommes deux reclus. Quand on ne peut vivre avec vous, il faut ne vivre avec personne. Adieu, mes anges ; mes magots chinois et moi, nous sommes à vos ordres. Je vous salue en Confucius, et je m’incline devant votre doctrine, m’en rapportant à votre tribunal des rites.

  1. Entre le 2 et le 18 juillet.
  2. Cette tragédie fut reprise le 4 août 1754.
  3. Rome sauvée ne fut pas reprise en 1754.
  4. La dauphine était sur le point d’accoucher ; le duc de Berry (Louis XVI) naquit le 23 août.
  5. Le troisième volume de l’Abrégé de l’Histoire universelle venait de paraître
  6. Lekain, qui joua ce rôle avec un grand succès.
  7. Mémoires de Gramont, chap. iii.