Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2778

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 248-249).

2778. — À M. LE MARECHAL DUC DE RICHELIEU.
À Colmar, le 6 août.

Croyez fermement, monseigneur, que je vous mets immédiatement au-dessus du soleil et des bibliothèques. Je ne peux, en vérité, vous donner une plus belle place dans la distribution de mes goûts. Je suis assez content du soleil pour le moment ; mais ne vous figurez pas que, dans votre belle province[1] vous ayez les livres qu’il faut à ma pédanterie. Je les ai trouvés au milieu des montagnes des Vosges, Où ne va-t-on pas chercher l’objet de sa passion ! Il me fallait de vieilles chroniques du temps de Charlemagne et de Hugues Capet, et tout ce qui concerne l’histoire du moyen Age, qui est la chose du monde la plus obscure ; j’ai trouvé tout cela dans l’abbaye de dom Calmet. Il y a dans ce désert sauvage une bibliothèque presque aussi complète que celle de Saint-Germain des Prés de Paris. Je parle à un académicien : ainsi il me permettra ces petits détails. Il saura donc que je me suis fait moine bénédictin pendant un mois entier. Vous souvenez-vous de M. le duc de Brancas[2], qui s’était fait dévot au Bec ? Je me suis fait savant à Senones, et j’ai vécu délicieusement au réfectoire. Je me suis fait compiler par les moines des fatras horribles d’une érudition assommante. Pourquoi tout cela ? pour pouvoir aller gaiement faire ma cour à mon héros, quand il sera dans son royaume. Pédant à Senones, et joyeux auprès de vous, je ferais tout doucement le voyage avec ma nièce. Je ne pouvais régler aucune marche avant d’avoir fait un grand acte de pédantisme que je viens de mettre à fin. J’ai donné moi-même un troisième volume de l’histoire universelle, en attendant que je puisse publier à mon aise les deux premiers, qui demandaient toutes les recherches que j’ai faites à Senones ; et je publie exprès ce troisième volume pour confondre l’imposture qui m’a attribué ces deux premiers tomes si deffectueux. J’ai dédié exprès à l’électeur palatin ce tome troisième, parce qu’il a l’ancien manuscrit des deux premiers entre les mains ; et je le prends hardiment à témoin que ces deux premiers ne sont point mon ouvrage. Cela est, je crois, sans réplique, et d’auranr plus sans réplique que monseigneur l’électeur palatin me fait l’honneur de me mander[3] qu’il est bien aise de concourir à la justice que le public me doit.

Je rends compte de tout cela à mon héros. Mon excuse est dans la confiance que j’ai en ses bontés. Je le supplie de mander comment je peux faire pour lui envoyer ce troisième volume par la poste. Il aime l’histoire, il trouvera peut-être des choses assez curieuses, et même des choses dans lesquelles il ne sera point de mon avis. J’aurai de quoi l’amuser davantage quand je serai assez heureux pour venir me mettre quelque temps au nombre de ses courtisans, dans son royaume de Théodoric. Mme Denis, ma garde-malade, voulait avoir l’honneur de vous écrire. Elle joint ses respects aux miens. Nous disputons à qui vous est attaché davantage, à qui sent le mieux tout ce que vous valez, et nous vous donnons toujours la préférence sur tout ce que nous avons connu.

Vous êtes le saint pour qui nous avons envie de faire un pèlerinage. Je crois que six semaines de votre présence me feraient plus de bien que Plombières. Adieu, monseigneur ; votre ancien courtisan sera toujours pénétré pour vous du plus tendre respect et de l’attachement le plus inviolable,

  1. Le bas Languedoc. (Cl.)
  2. Louis de Brancas, né le 14 février 1663, se démit de sa pairie en faveur de son fils aîné, le 14 décembre 1709, et se retira, le 29 septembre 1721, en l’abbaye du Bec en Normandie ; il y resta jusqu’en 1731, qu’il vint établir sa résidence à Paris dans la maison de l’institution de l’Oratoire, où il mourut le 24 janvier 1739. (B.) — C’est à son fils qu’est adressée la lettre 24.
  3. Voyez sa lettre du 27 juillet, n° 2773.