Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2781

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 251-252).

2781. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE[1].
Colmar, 22 août 1754.

Sire, je prends encore la liberté de présenter à Votre Majesté un ouvrage[2] qui, si vous daignez l’honorer d’un de vos regards, vous ferait voir que ma vie est consacrée au travail et à la vérité. Cette vie, toujours retirée et toujours occupée au milieu des maladies, et ma conduite jusqu’à ma mort, vous prouveront que mon caractère n’est pas indigne des bontés dont vous m’avez honoré pendant quinze années.

J’attends encore de la générosité de votre âme que vous ne voudrez pas remplir mes derniers jours d’amertume.

Je vous conjure de vous souvenir que j’avais perdu mes emplois pour avoir l’honneur d’être auprès de vous, et que je ne le regrette pas ; que je vous ai donné mon temps et mes soins pendant trois ans ; que je renonçai à tout pour vous, et que je n’ai jamais manqué à votre personne.

Ma nièce, qui n’a été malheureuse que par vous, et qui certainement ne mérite pas de l’être, qui console ma vieillesse, et qui veut bien prendre soin de ma malheureuse santé et des biens que j’ai auprès de Colmar, doit au moins être un objet de votre bonté et de votre justice.

Elle est encore malade de l’aventure affreuse qu’elle essuya en votre nom. Je me flatte toujours que vous daignerez réparer par quelques mots de bonté des choses qui sont si contraires à votre humanité et à votre gloire. Je vous en conjure par le véritable respect que j’ai pour vous, daignez vous rendre à votre caractère encore plus qu’à la prière d’un homme qui n’a jamais aimé en vous que vous-même, et qui n’est malheureux que parce qu’il vous a assez aimé pour vous sacrifier sa patrie. Je n’ai besoin de rien sur la terre que de votre bonté. Croyez que la postérité, dont vous ambitionnez et dont vous méritez tant les suffrages, ne vous saura pas mauvais gré d’une action d’humanité et de justice.

En vérité, si vous voulez faire réflexion à la manière dont j’ai été si longtemps attaché à votre personne, vous verrez qu’il est bien étrange que ce soit vous qui fassiez mon malheur.

Soyez très-persuadé que celui que vous avez rendu si malheureux aura jusqu’à son dernier moment une conduite digne de vous attendrir.

  1. Œuvres de Frédéric le Grand, Berlin, 1853, tome XXIII, page 5. — Cette lettre est tirée des archives du Cabinet de Berlin.
  2. Probablement l’Orphelin de la Chine.