Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2784

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 253-255).

2784. — À M. LE MARQUIS DE THIBOUVILLE.
Colmar, le 27 août

Oui, je pense plus à vous que je ne vous écris, monsieur ; l’état où je suis ne me permet pas même de vous écrire aujourd’hui de ma main. Mme Denis a fait une action bien héroïque de vous quitter pour venir garder un malade. Il est assez étrange que deux personnes qui voulaient passer leur vie avec vous soient à Colmar. Si la friponnerie, l’ignorance, et l’imposture, n’avaient pas abusé de mon nom pour donner deux impertinents volumes d’une prétendue Histoire universelle, votre Zulime s’en trouverait mieux ; mais l’injustice odieuse[1] que j’ai essuyée m’impose au moins le devoir de la confondre, en mettant en ordre mon véritable ouvrage. Votre Zulime ne peut venir qu’après les quatre parties du monde[2], qui m’occupent à présent. Ce serait pour moi une grande consolation, dans mes travaux et dans mes souffrances, de voir l’ouvrage[3] dont vous me parlez. Je vous en dirais mon avis avant les représentations ; c’est le seul temps où l’amitié puisse employer la critique ; elle n’a plus qu’à applaudir ou à se taire quand l’ouvrage a été livré au parterre.

On avait fait courir un plaisant bruit : on disait que j’avais fait aussi le Triumvirat[4]. Je vous assure que je suis très-loin d’exciter une pareille guerre civile au théâtre. La bagatelle[5] dont vous a parlé M. d’Argental n’était d’abord qu’un ouvrage de fantaisie, dont j’avais voulu l’amuser aux eaux de Plombières. C’est lui qui m’a engagé à y travailler sérieusement ; j’en ai fait, je crois, une pièce très-singulière. Mlle Clairon y aura un beau rôle ; mais il est impossible d’en faire cinq actes. Il vaut bien mieux en donner trois bons que cinq languissants. J’allais presque vous dire que nous en parlerons un jour ; mais je sens bien que je me réduirai à vous en écrire. L’absence ne diminuera jamais dans mon cœur les sentiments que je vous ai voués pour toute ma vie.


Le malade V,

P.S. DE MADAME DENIS.

Puisque l’oncle ne peut vous écrire de sa main, la nièce y suppléera tant bien que mal. Convenez que mon oncle a raison de ne vous point envoyer Zulime, puisqu’elle n’est pas encore à sa fantaisie, et qu’il n’a pas le temps d’y travailler actuellement. Celle dont M. d’Argental vous a parlé vous plaira d’autant plus qu’il y a deux très-beaux rôles pour Lekain et Mlle Clairon. Cette pièce est très-singulière, chaude, et écrite à merveille ; mais vous n’aurez que trois actes. Nous espérons bien que, lorsqu’il sera question de la jouer, vous y donnerez tous vos soins.

L’Histoire universelle l’occupe actuellement tout entier ; c’est un ouvrage fait pour lui faire infiniment d’honneur ; dès qu’il sera fini, je ferai de mon mieux pour l’engager à reprendre ce théâtre que nous aimons, vous et moi, si constamment. Vous verrez encore des Alzire, des Zaïre, des Mérope, etc., etc., de sa façon. Son génie est aussi brillant que sa santé est misérable. Adressez-moi toujours vos lettres à Colmar ; nous ne sommes pas encore déterminés sur le temps où nous irons à Strasbourg. Si mon oncle daigne me rendre une partie des sentiments que j’ai pour lui, tous les séjours me seront égaux ; l’amitié embellit les lieux les plus sauvages.

Je ne doute pas que votre tragédie ne soit dans sa perfection ; M. de Voltaire sera sûrement étonné de la façon dont elle est écrite. Pourriez-vous la lui faire lire ? Pensez-y bien.

Vous fourrerez-vous, cet hiver, dans la bagarre ? J’imagine que non ; vous êtes trop sage. Mon oncle veut aussi laisser passer les plus pressés. Je pense qu’il fera bien froid, cet hiver, au Triumvirat ; qu’en dites-vous ?

Puisque vous voulez savoir ce que je fais, je barbouille aussi du papier ; je travaille mal et lentement ; mon ouvrage[6] n’a pris, jusqu’à présent, aucune forme, et j’en suis si mécontente que je n’ai pas encore eu le courage de le montrer à mon oncle. Je me console en pensant que l’occupation la plus ordinaire d’une femme est de faire des nœuds, et qu’il vaut autant gâter du papier que du fil.

Dites-moi si Ximenès demande encore la place vacante[7] à l’Académie ; j’en serais fâchée ; ce serait une seconde imprudence. Si j’étais à Paris, je ferais l’impossible pour l’en empêcher. Il se presse trop, et détruit la petite fortune d’Amalazonte par un amour-propre mal entendu qu’on veut humilier.

Adieu ; mandez-moi tout ce que vous savez, vous ferez grand plaisir à une solitaire qui aime vos lettres, et qui a pour vous la plus inviolable amitié.

Dites, je vous prie, monsieur, à Mme Sonning[8], que j’ai souvent le plaisir de parler d’elle avec Mme la comtesse de Lutzelbourg, qui est ici, et faites-lui pour moi mille tendres compliments.

  1. Louis XV, conseillé et excité par les prêtres, avait fait défendre à Voltaire de rentrer à Paris. (Cl.)
  2. La suite de l’Histoire universelle.
  3. Sans doute sa tragédie de Namir (voyez la note, tome XXXVII, page 148), qui toutefois ne fut jouée qu’en 1759.
  4. Crébillon était mort depuis un an quand Voltaire commença à composer sa tragédie du Triumvirat, jouée le 5 juillet 1754.
  5. L’Orphelin de la Chine, que Voltaire finit par donner en cinq actes.
  6. La tragédie d’Alceste.
  7. Surian, évêque de Vence, était mort le 3 août ; il fut remplacé par d’Alembert, le 19 décembre 1754, à l’Académie française, où Ximenès avait précédemment essayé de succéder à Destouches.
  8. Marie-Sophie Puchat des Alleurs, sœur de l’ambassadeur à Constantinople ; mariée, en 1728, à M. Sonning, nommé dans la lettre du 21 mai 1755, à Thibouville.