Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2817

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 288-290).

2817. — DE COLINI À M. DUPONT[1].
À Lyon, novembre 1754.

Je vous dois mille remerciements pour les bontés que vous avez eues pour moi à Colmar ; elles faisaient ma consolation au milieu des chagrins attachés à mon sort. Je ne suis pas plus heureux à Lyon, où la dureté du philosophe que j’ai le malheur de suivre ne cesse de me rendre la vie affreuse. C’est un esclavage dans lequel je vis depuis trois ans, et dont j’allais briser les chaînes à mon départ de Colmar. Je crois, monsieur, pouvoir m’ouvrir à vous sans crainte ; vous êtes prudent, discret, et vous m’avez paru vous intéresser à ce qui me regarde. Voici le fait.

On allait partir de votre ville, et les chevaux étaient prêts. La berline parut trop chargée au philosophe, et il ordonna sur-le-champ qu’on détachât tout, et qu’on n’y laissât que sa malle et celle de sa nièce. Je ne portais avec moi qu’un petit porte-manteau où j’avais une douzaine de chemises et quelques hardes nécessaires. Il me fit dire de tout vendre. La proposition était d’un fou, et j’allai lui dire poliment que ses extravagances étaient insoutenables, que je lui demandais mon congé, et que je le priais d’arranger mon compte. « Je suis fâché, dit-il, que vous vouliez me quitter ; et par rapport à notre compte, je vous dois 19 livres : tenez ; » et il met un louis d’or dans ma main, de la même façon qu’on ferait présent de dix mille pistoles dont on veut paraître honteux. « Monsieur, lui dis-je en regardant ce qu’il me donnait, je m’en vais vous faire rendre cent sols. — Non…, non…, dit-il. — Je vous demande pardon, lui répliquai-je ; il vous revient 5 livres. — Je vous en prie, dit-il, acceptez cette petite bagatelle. » L’occasion me parut trop belle, et je le remerciai, en lui protestant qu’il avait trop de bontés pour moi. Je sortis immédiatement de sa chambre. Sa nièce était auprès de lui ; elle lui en dit apparemment un mot : et comme j’allais gagner la chambre que j’occupais chez Mme  Goll, j’aperçus le philosophe courant après moi : « Tenez, me dit-il, comme je ne sais pas si vous avez de l’argent, ni ce que vous allez devenir, prenez encore cette bagatelle. — Monsieur, lui repartis-je, je ne suis nullement en peine de ce que je deviendrai, et je ne l’ai jamais été en matière d’argent. » Cependant il m’engage à prendre encore un louis d’or, et à le remercier de sa générosité. Il se retira dans sa chambre, et moi dans la mienne. Au bout d’un quart d’heure, un des domestiques vint me dire que l’oncle et la nièce parlaient de cette aventure, et qu’ils craignaient qu’elle ne fit du bruit. On m’avait à peine rendu ce compte que je vis paraître le philosophe dans ma chambre. Il m’obligea à refaire mon paquet, et à partir ; je m’y rendis.

Que dites-vous, monsieur, de cette histoire ? Elle est dans la plus exacte vérité d’un bout à l’autre. Il n’y a actuellement que vous et moi qui la sachions. N’ai-je pas mis le philosophe à une terrible épreuve[2] ? Je sais à présent à quoi m’en tenir, et je sais ce qu’il est capable de faire pour un homme qui lui avait vendu sa liberté[3], qui l’avait servi trois ans avec attachement, et qui avait été emprisonné pour lui à Francfort. Je sais ce que signifient ses promesses. Je me repens tous les jours de n’avoir pas écouté ceux qui me conseillaient à Berlin de ne pas partir avec lui. J’ai honte de l’abrutissement et de la soumission basse et servile où j’ai vécu trois ans auprès d’un philosophe le plus dur et le plus fier des hommes.

Tout cela, monsieur, me fait rire en mon particulier : ce sont des scènes de comédie ; mais c’est quelquefois pour moi du haut comique, ou de la comédie dans le genre larmoyant. Quoi qu’il en soit, j’ai juré de ne plus appartenir à aucun philosophe qui soit sec, pâle, hideux, et, ce qui pis est, toujours mourant. J’aime les vivants, et ces bons vivants qui font deux repas par jour.

J’ai écrit de tous côtés pour sortir du tombeau où je suis enseveli depuis longtemps. Je n’attends que le moment de ma résurrection. Je n’aurai aucun embarras pour retrouver mon corps : il est tout prêt, et n’a besoin que de quelques réparations ; mais c’est mon âme qui m’inquiète, elle est je ne sais pas où ; j’ignore ce qu’elle est devenue : je la crois même perdue à jamais.

Je me consolerai de cette perte, si vous daignez avoir pour moi les mêmes bontés que vous m’avez déjà témoignées. Je m’en consolerai encore davantage si Mme  Dupont se ressouvient quelquefois d’une personne qui a pour elle le plus tendre respect. Je vous prie en grâce de ne dire à qui que ce soit que je vous ai écrit. Vous devez sentir toute la délicatesse de la démarche que je fais, et le grand besoin que j’ai de toute votre prudence. Je ne veux de vous aucune réponse ; et si vous vouliez un jour me mander quelque chose, vous pourriez me faire écrire sans signature. N’oubliez pas votre très-humble et très-obéissant serviteur.

  1. Lettres inédites de Voltaire, etc., 1821.
  2. Les faits parlent ici pour démentir les perfides insinuations à l’aide desquelles M. Colini voudrait, dans cette lettre et les suivantes, faire à Voltaire une réputation d’avarice. Les sommes considérables données aux Sirven et aux Calas ; les secours accordés à d’Arnaud, à de Mouhy, à Linant, à Thieriot, à Jore ; la dot assurée à Mme Corneille ; les pensions distribuées à six ou huit parents, pourront sans doute être mis, avec avantage, en parallèle avec une dizaine d’écus donnés de la même façon qu’on ferait présent de dix mille pistoles dont on veut paraître honteux. Il est possible que la vivacité de M. de Voltaire ait fait passer quelquefois des moments désagréables à M. Colini ; mais, en. vérité, le philosophe eut quelquefois aussi besoin de patience pour supporter les incartades de son secrétaire. (Note du premier éditeur.)
  3. Ce que M. de Voltaire était capable de faire pour Colini, le voici. Il le plaça auprès de l’électeur Palatin, qui lui assura une pension pour sa vie. Avec un peu moins d’envie de dire du mal de son bienfaiteur, Colini eut facilement pressenti ce résultat. (Id.)