Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2859

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Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 328-329).
2859. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
Au château de Prangins, pays de Vaud, 29 janvier 1754.

Madame, les neiges du mont Jura et les vents du lac de Genève valent bien votre forêt de Thuringe, Les plus attachés de vos serviteurs, la grande maîtresse des cœurs et moi, n’avions pas besoin d’un hiver si rude. Dieu veuille qu’il n’attaque point la santé de Votre Altesse sérénissime !

On[2] me mande d’Avignon à peu près les mêmes choses que ce qui est dans la lettre dont vous m’honorez, madame, en date du 12 janvier ; mais il s’en faut beaucoup qu’on imagine me ramener. Il n’y a que Votre Altesse sérénissime au monde qui pût me faire entreprendre un voyage dans la Germanie septentrionale. Mon cœur, qui est mon seul guide, me conduisit autrefois sur le bord de la Sprée ; il se trompa, mais il ne se trompera pas deux fois. Comment d’ailleurs abandonner une femme qui a tout quitté et qui a éprouvé pour moi des choses si indignes et si barbares ! Moi, je la quitterais pour celui qui l’a si maltraitée, qui lui devait des excuses puisqu’il est homme, et qui ne lui en a point fait parce qu’il est roi ! et je la quitterais pour celui dont elle a si cruellement à se plaindre ! Un cœur tel que le vôtre, madame, en serait indigné. Si Mme  Denis n’avait pas soumis sa destinée à la mienne avec tant de courage, si j’avais pu faire le voyage de Gotha, madame, je n’en serais jamais sorti ; j’aurais fini ma vie à vos pieds. Voilà mon secret, je le confie à Votre Altesse sérénissime.

On nous propose actuellement une maison auprès de Genève, que monseigneur le prince, votre fils, a habitée quelque temps. Cela seul me détermine à en faire l’acquisition : je croirai être dans un lieu qui vous appartient, madame. Les jardins sont délicieux ; mais le séjour n’en sera embelli pour moi que par l’idée d’être en quelque sorte dans vos domaines. Il me faut enfin un asile où je puisse finir une vie accablée d’infirmités. Je renonce à la cour de tous les rois, et je pleure de n’être pas dans la vôtre.

Le général Mandrin n’est pas si puissant qu’on me l’avait dit. Il faut toujours rabattre beaucoup de toutes les nouvelles. On a joué à Paris la tragédie du Triumvirat. Je l’ai lue, et je n’y ai rien compris ; elle est du vieux Crébillon : cela m’avertit que les vieillards doivent cesser de se montrer en public.

Croiriez-vous, madame, qu’à mon passage à Cassel, le prince de Hesse me parla beaucoup de ce qui fait aujourd’hui son embarras et celui de sa maison[3] ? Il avait quelque confiance en moi, et j’ose croire que si j’étais resté plus longtemps dans cette cour, j’aurais prévenu ce qui est arrivé. Il serait resté damné, et il aurait vécu tranquille.

La religion catholique est sans doute la meilleur, comme Votre Altesse sérénissime le sait : mais la balance de l’Allemagne est bonne aussi, et cette balance est perdue si tous les princes se font catholiques. Il est bon qu’il y ait un nombre égal en enfer et en paradis.

Madame, le vrai paradis est votre cour, et vous êtes la sainte que j’adorerai toujours avec le plus profond respect.

  1. Editeurs, Bavoux et François.
  2. La margrave de Baireuth.
  3. Voyez la lettre à la duchesse, du 16 décembre 1754.