Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2916

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Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 376-377).

2916. — À M. LE MARQUIS DE THIBOUVILLE.
Aux Délices, 21 mai.

Ce n’est pas dégoût, c’est désespoir et impuissance. Comment voulez-vous que je polisse mes magots de la Chine quand on m’écorcbe, moi, quand on me déchire, quand cette maudite Pucelle passe toute défigurée de maison en maison, que quiconque se mêle de rimailler remplit les lacunes à sa fantaisie, qu’on y insère des morceaux tout entiers qui sont la honte de la poésie et de l’humanité ? Ma pauvre Pucelle devient une p… infâme, à qui on fail dire des grossièretés insupportables. On y mêle encore de la satire ; on glisse, pour la commodité de la rime, des vers scandaleux contre les personnes[1] à qui je suis le plus attaché. Cette persécution d’une espèce si nouvelle, que j’essuie dans ma retraite, m’accable d’une douleur contre laquelle je n’ai point de ressource. Je m’attends chaque jour à voir cet indigne ouvrage imprimé. On m’égorge, on m’accuse de m’égorger moi-même. Cet avorton d’Histoire universelle, tronqué et plein d’erreurs à chaque page, ne m’a-t-il pas été imputé ? et ne suis-je pas à la fois la victime du larcin et de la calomnie ? Je m’étais retiré dans une solitude profonde, et j’y travaillais en paix à réparer tant d’injustices et d’impostures. J’aurais pu, en conservant la liberté d’esprit que donne la retraite, travailler à l’ouvrage[2] que vous aimez, et auquel vous voulez, bien donner quelque attention : mais cette liberté d’esprit est détruite par toutes les nouvelles affligeantes que je reçois. Je ne me sens pas le courage de travailler à une tragédie quand je succombe moi-même très-tragiquement.

Il faudrait, mon cher Catilina, me donner la sérénité de votre âme et celle de M. d’Argental, pour me remettre à l’ouvrage.

Soit que je sois en état d’achever mes Chinois et mes Tartares, soit que je sois forcé de les abandonner, je vous supplie de remercier pour moi M. Richelet[3] de ses offres obligeantes. Plus je suis sensible à son attention, plus je le prie de ne pas manquer de donner au public l’Eroe ginese, di Metastasio. La circonstance sera favorable au débit de son ouvrage, et ce ne sera pas ce qui fera tort au mien. Je n’ai de commun avec Metastasio que le titre. On ne se douterait pas que la scène soit, chez lui, à la Chine : elle peut être où l’on veut ; c’est une intrigue d’opéra ordinaire. Point de mœurs étrangères, point de caractères semblables aux miens ; un tout autre sujet et un tout autre pinceau. Son ouvrage peut valoir infiniment mieux que le mien, mais il n’y a aucun rapport. J’ai encore à vous prier, aimable ami, de dire à M. Sonning combien je le remercie d’avoir favorisé de ses grâces mon parterre et mon potager. Je lui épargne une lettre inutile ; mes remerciements ne peuvent mieux être présentés que par vous.

  1. Thibouville était nommé dans un vers qui est dans les variantes, au chant XXI.
  2. Zulime.
  3. Richelet, ancien conseiller au Châtelet, a fait imprimer les tragédies-opéra de l’abbé Metastasio, traduites en français, 1751-56, douze volumes petit in-12.