Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2927

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 386-387).

2927. — À M. POLIER DE BOTTENS.
Aux Délices, le 4 juin.

Il y a bien des façons d’être malheureux, mon cher monsieur ; la plus belle est de l’être comme vous, par la générosité et la bonté de votre cœur, et de ne souffrir que pour les autres. La plus cruelle est de souffrir par soi-même, de devenir tous les jours inutile à la société, et de voir périr son âme en détail dans le délabrement du corps. Voilà mon état, monsieur, et voilà ce qui m’a empêché jusqu’ici de venir à Monrion. Si monsieur votre frère[1] vous ressemblait, c’est une très-grande perte, et je vous assure que je la sens très-vivement. Le monde a besoin de gens comme vous.

Cette petite bagatelle[2] dont vous me parlez a été imprimée sur d’assez mauvaises copies qui en ont couru ; il n’y a pas grand mal. Un nommé Grasset, qui est actuellement à Lausanne, a été sur le point de me jouer un tour plus cruel. M. de Brenles a dû vous en instruire, et je suis persuadé que vous aurez en ce cas prêché la vertu à ce Grasset. On dit qu’il avait besoin de vos leçons. Je voudrais déjà être à Mourion, et vous y embrasser ; mais je ne pourrai faire ce voyage, après lequel je soupire, qu’après le passage de M. le marquis de Paulmy. Ce n’est pas que mon âme républicaine veuille faire sa cour à des secrétaires d’État ; mais je suis attaché à M. de Paulmy, Il a eu la bonté, dès qu’il a su mon séjour en Suisse, de m’envoyer des lettres de recommandation pour messieurs les avoyers de Berne.

Je serai encore plus aise de voir votre ami M. Bertrand[3], après quoi il ne me manquera plus que la consolation de venir vous dire combien je vous aime, de philosopher un peu avec vous, et de vous renouveler mon tendre et respectueux dévouement.


Voltaire.

  1. C’était probablement un capitaine d’infanterie, gendre du général comte de Zastrow. (Cl.)
  2. L’Épître sur le lac de Genève, citée dans la lettre 2931.
  3. Voyez la lettre 2864, à Élie Bertrand.