Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2983

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Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 435-436).

2983. — À MADAME DE FONTAINE.
13 août.

Ma chère nièce, vous êtes charmante. Vous courez, avec votre mauvaise santé, aux Invalides pour des Chinois. Tout Pékin est à vos pieds. Je me flatte qu’on jouera la pièce telle que je l’ai faite, et qu’on n’y changera pas un mot. J’aime infiniment mieux la savoir supprimée qu’altérée.

Les scélérats d’Europe[1] me font plus de peine que les héros de la Chine[2]. Un fripon, nommé Grasset, que M, d’Argental m’avait heureusement indiqué, est venu ici pour imprimer un détestable ouvrage, sous le même titre que celui auquel je travaillai il y a trente ans, et que vous avez entre les mains. Vous savez que cet ouvrage de jeunesse n’est qu’une gaieté très-innocente. Deux fripons de Paris, qui en ont eu des fragments, ont rempli les vides comme ils ont pu, contre tout ce qu’il y a de plus respectable et de plus sacré. Grasset, leur émissaire, est venu m’offrir le manuscrit pour cinquante louis d’or, et m’en a donné un échantillon aussi absurde que scandaleux. Ce sont des sottises des halles, mais qui font dresser les cheveux sur la tête. Je courus sur-le-champ de ma campagne à la ville, et, aidé du résident de France, je déférai le coquin ; il fut mis en prison, et banni, son bel échantillon lacéré et brûlé, et le Conseil m’a écrit pour me remercier de ma dénonciation. Voilà comme il faudrait partout traiter les calomniateurs. Je ne les crains point ici ; je ne les crains qu’en France.

Il me semble, ma chère nièce, que vous n’avez pas votre part entière, et M. d’Argental a encore trois guenilles pour vous[3]. Je vous demande pardon d’avoir imaginé que vous eussiez pu adopter l’idée que M. d’Argental a eue un moment[4] ; j’espère qu’il ne l’a plus.

Ayez soin de votre santé, et aimez les deux solitaires qui vous aiment tendrement. Je vous embrasse, ma chère enfant, du fond de mon cœur.

  1. Tout ce qui suit figurait dans l’ancienne lettre du 23 mai, et, sauf deux paragraphes, était reproduit encore dans celle-ci. Voyez une note de la lettre 2918.
  2. Les Eroe cinese de Métastase, traduits par Richelet.
  3. Trois chants de la Pucelle. Elle n’en avait eu que douze par Thieriot.
  4. Il avait soupçonné Voltaire de faire imprimer la Pucelle.