Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 3015

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 464-465).

3015. — À M. DE MALESHERBES[1].
Aux Délices, 12 septembre.

J’ai l’honneur, monsieur, de vous envoyer le premier exemplaire d’une pièce représentée loin de moi, et imprimée sous mes yeux. Je vous dois cet hommage. J’ai fait don de la pièce au sieur Lambert pour la France, et aux Cramer pour les pays étrangers. Je n’ai d’autres intérêts avec les libraires et les comédiens que celui de leur être utile. Le seul prix de tous mes travaux est votre suffrage, et celui de tous les hommes qui pensent comme vous.

Vous sentez, monsieur, combien la conversation que M. l’abbé Mignot a eue avec vous a pénétré de douleur Mme  Denis, et moi, et toute ma famille. Je n’ai appris que fort tard cette cruelle affaire, que Mme  Denis me tenait cachée dans ma dernière maladie. Jugez quelle dut être ma crainte, quand elle me dit qu’on imprimait à Paris une partie de l’histoire du roi, que le ministre m’avait recommandé de tenir longtemps secrète. Et quelle histoire encore ? des mémoires informes, des minutes de rebut, volées indignement et vendues à un libraire. Mon désespoir fut au comble, quand j’appris que vous-même vous pensiez que j’étais d’accord de cette manœuvre qui pouvait me perdre.

Mme  de Pompadour et M. d’Argenson étaient les seuls qui avaient mon véritable manuscrit ; je les offensais, ainsi que le roi lui-même, si je le donnais au public dans les circonstances où est l’Europe.

Cependant ce manuscrit est près de paraître ; le libraire ne daigne pas seulement m’en avertir. On lui parle, il refuse de me consulter ; on mande enfin à Mme  Denis, de plusieurs endroits différents, que l’auteur du larcin est connu, qu’il a vendu les brouillons de cet ouvrage, volé chez elle, vingt-cinq louis d’or ; que vous le savez ; que le libraire Prieur vous l’a avoué, comme à plusieurs autres personnes : le fait devient public. Que devait, que pouvait faire Mme  Denis, que de vous écrire, monsieur, et d’écrire à Mme  de Pompadour ? Elle vous soumet toute sa conduite ; elle ne fait pas une démarche sans vous en instruire ; elle compte sur votre amitié et sur votre justice ; elle fait tout pour m’épargner les suites funestes de ce larcin, qui seraient aussi cruelles que celles de cette prétendue Histoire universelle, volée de même, falsifiée de même, connue par toute l’Europe littéraire pour m’avoir été dérobée, et qui cependant m’a perdu auprès du roi.

Je suis très-persuadé, monsieur, que vous, qui êtes à la tête des lettres, vous ne voudrez point qu’un homme qui les a préférées à tout, et qui ne les cultiva que pour elles-mêmes, soit continuellement la victime de la calomnie et de la rapine : c’est une affreuse récompense. Je dois croire qu’une âme comme la votre entre dans ma juste douleur, bien loin de la redoubler.

M. d’Argenson m’avait flatté qu’il pouvait recevoir sous votre enveloppe ; vous me pardonnerez celle liberté.

J’ai l’honneur d’être avec respect, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.