Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 3039

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Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 486-487).

3039. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux prétendues Délices, octobre.

Tout va de travers dans ce monde, mon cher ange. Il m’est mort un petit Suisse[1] charmant, qui m’avait fait avoir une maison assez agréable auprès de Lausanne, me l’avait meublée, ajustée, et qui m’y attendait avec sa femme. J’allais à cette maison, où j’avais fait porter mes livres ; je comptais y travailler à votre Orphelin. Mon Suisse est mort dans ma maison ; ses effets étaient confondus avec les miens. J’ai été très-affligé, très-dérangé, je n’ai pas pu faire un vers. Vous ne savez pas, vous autres conseillers d’honneur, ce que c’est que de faire bâtir en Suisse, en deux endroits à la fois, de planter et de changer des vignes en pré, et de faire venir de l’eau dans un terrain sec, pendant qu’on a une Histoire générale sur les bras, et une maudite Pucelle qui court le monde en dévergondée, et un petit Suisse qui s’avise de mourir chez vous. Faites comme il vous plaira avec votre Orphelin, il n’a de père que vous ; il me faudrait un peu de temps pour le retoucher à ma fantaisie. Je suis toujours dans l’idée qu’il faut parler de Confucius dans une pièce chinoise. Les petits changements que je ferais à présent ne produiraient pas un grand effet. C’est Mlle Clairon qui établit tout le succès de la pièce. On dit que Lekain a joué à Fontainebleau plus en goujat qu’en Tartare ; qu’il n’est ni noble, ni amoureux, ni terrible, ni tendre, et que Sarrasin a l’air d’un vieux sacristain de pagode. J’aurais beau mettre dans leur bouche les vers de Cinna et d’Athalie, on ne s’en apercevrait pas. J’ai besoin d’une inspiration de quinze jours pour rapiécer ou rapiéceter mon drame ; nos histrions seraient quinze autres jours à remettre le tout au théâtre, et je ne serais pas sûr du succès. Vous avez fait réussir mes magots avec tous leurs défauts, mon cher et respectable ami ; vous les ferez supporter de même. Je ne les ai imprimés que pour aller au-devant de la Pucelle, qu’on vend partout. Il fallait absolument désavouer ces abominables copies qui courent dans l’Europe. J’ai besoin d’un peu de repos dans ma vieillesse et dans une vieillesse infirme qui ne résisterait pas à des chagrins nouveaux. Ma lettre[2] à Jean-Jacques a fait un assez bon effet, du moins dans les pays étrangers ; mais je crains toujours les langues médisantes du vôtre. Comptez, mon divin ange, que le génie poétique ne s’accommode pas de toutes ces tribulations. Ce maudit Lambert parle toujours de réimprimer presto, presto, mes sottises non corrigées. Il ne veut point attendre ; il a grand tort de toutes façons ; c’est encore là une de mes peines. Encore si on pouvait bien digérer ! mais avoir toujours mal à l’estomac, craindre les rois, et les libraires, et les Pucelles ! On n’y résiste pas. Êtes-vous content de Cadix[3] ? Pour moi, j’en suis horriblement mécontent.

Le roi de Prusse m’a fait mille compliments, et me demande de nouveaux chants de la Pucelle ; il a le diable au corps. Comment va le pied de Mme d’Argental ? Je suis à ses pieds. Adieu, divin ange.

  1. De Giez, banquier à Lausanne.
  2. Lettre 3000.
  3. Voyez lettre 3025.